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chose me frappa surtout, l’assurance imperturbable des jeunes acteurs, qui ne paraissent jamais en butte à un moment d’hésitation ou d’embarras. La fable était fort simple. Un jeune homme parle d’amour à une jeune fille, un vieillard surprend leurs mutuelles confidences. Scène violente. Les deux hommes dégainent et croisent le sabre en s’accablant d’injures; la jeune fille pleure, et finit par, se mêler au combat en attaquant traîtreusement le vieillard par derrière : il tombe, et l’amant l’achève. Un instant après, le mort reparaît sous le costume d’une divinité, et bénit le jeune couple, qui ne garde pas du meurtre commis le plus léger remords. Au contraire, ils s’empressent tous trois de célébrer ce jour heureux par une danse désordonnée; l’orchestre les excite en faisant un tapage qui va toujours croissant et qui s’interrompt brusquement sur un point d’orgue. Tout cesse alors; les enfans remontent sur les épaules de leurs porteurs, le théâtre est démonté, et la troupe, musique en tête, reprend en courant le chemin par où elle est venue. Elle fait place à d’autres acteurs qui se succèdent sans relâche, et va répéter son petit drame devant d’autres spectateurs qui l’attendent sur un autre point de la ville. La représentation de chaque pièce dure environ de quinze à vingt minutes, y compris le montage et le démontage du théâtre; les entr’actes n’excèdent pas dix minutes. Depuis neuf heures du matin, le public a déjà vu défiler une demi-douzaine de troupes, et jusqu’au coucher du soleil il en verra encore une vingtaine.

Après avoir assisté à cinq ou six représentations dramatiques auxquelles je ne comprenais pas grand’chose, mais qui se ressemblaient en cela que chacune avait trois enfans pour interprètes, nous quittâmes le spectacle afin d’aller voir les autres divertissemens de la grande madzouri de Nagasacki. Nous fîmes présenter nos complimens au gouverneur, qui enjoignit à un de ses officiers de nous accompagner partout où il nous plairait d’aller.

Ce qui m’avait paru le plus singulier dans le spectacle auquel je venais d’assister, c’était l’aplomb des jeunes acteurs. Des comédiens qui auraient vieilli sur les planches n’auraient pas montré plus d’aisance, d’entrain et de sang-froid que ces enfans. En présence d’un public nombreux, composé en partie de hauts personnages, ils n’avaient laissé percer ni timidité ni gaucherie. Cette hardiesse ne me déplaisait point. J’estime infiniment la modestie, aimable vertu qui sied aux enfans, comme dit un vieux proverbe; mais la timidité n’est trop souvent qu’une forme particulière de la vanité, et à mon avis un enfant qui a bien appris sa leçon, et qui est sûr de ne pas broncher, doit s’exprimer bravement. L’aplomb chez lui n’est que de la naïveté et une preuve de la confiance qu’il a dans ses maîtres.