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rallié les suffrages des juges les plus sévères et le plus épris de l’antiquité? C’est qu’ils ont été saisis par cette vigoureuse tentative faite en vue d’accorder l’art de peindre avec les besoins de la société moderne, c’est que devant leur émotion les règles d’école se sont évanouies d’elles-mêmes. Il a fallu péniblement inventer d’autres principes pour expliquer et justifier cette émotion que suffit à donner l’approche même du vrai.

Géricault étant mort trop jeune pour légitimer et assurer la durée du principe auquel il obéissait, le XIXe siècle attend encore son interprète et son école d’interprétation. Jusqu’à présent il ne l’a trouvée que dans le paysage. Avec la somme de talent que possède notre art moderne, est-il digne de lui d’errer à l’aventure comme il le fait, niaisement futile ou se traînant pesamment à la remorque du passé? Que de sujets en nous, autour de nous, hommes du XIXe siècle, que de drames, que de faits qui sollicitent, qui appellent impérieusement la brosse du peintre, le ciseau du statuaire ! Et pourtant peintres et sculpteurs se détournent hésitans, tremblans, comme s’ils craignaient le ridicule, devant la reproduction des beautés de l’activité moderne. Ceux qui sont maîtres de leur procédé, qui sont doués du sentiment esthétique, ont peur de compromettre leur succès, l’autorité de leur nom en des tentatives nouvelles; les autres, ceux qui oseraient, ceux qui osent, ne peuvent mettre au service d’une vulgarité d’imagination sans pareille qu’un talent capricieux, quelquefois et par surprise un peu au-dessus du médiocre, — pleinement dominateur et maître de soi, jamais!

Cependant il ne faut pas désespérer de l’avenir du réalisme tel que nous l’avons montré à son origine dans l’œuvre des miniaturistes, encore enveloppé dans les liens de l’inexpérience, tel et même plus grand que ne le conçurent Philippe de Champaigne, Chardin et Géricault, plus élevé surtout que dans l’œuvre des frères Le Nain; car, dans l’école, ces peintres marquent une date intéressante, caractéristique, s’ils ne peuvent être des modèles. La vitalité du réalisme français n’est puissante que parce qu’il peut se combiner avec l’idéal. Toute tentative réaliste qui ne subit pas heureusement cette épreuve est condamnée d’avance. C’est pourquoi, obéissant à nos penchans les plus anciens et les plus durables, et recherchant ce qui est vrai, raisonnable et sincère aussi bien qu’élevé, le réalisme donnera à l’art français son caractère essentiellement original et national, s’il sait unir ces élémens divers, s’il réussit à satisfaire notre goût en fondant l’alliance étroite de l’idéal et du réel. Cette alliance, nous l’invoquons au nom même des impérissables tendances du génie français.


E. CHESNEAU.