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souhaitaient un bon voyage et un prompt retour. Plusieurs femmes agitaient leurs mouchoirs. La vie était plus sévère à Kostroma qu’à Wilna, mais encore supportable. Enfin arriva la nouvelle de la paix de Tilsitt, et avec elle la délivrance. M. de Fezensac revint directement à Paris, où il se retrouva au milieu de sa famille. C’était alors l’apogée de la grandeur de l’empire, et le jeune aide de camp pouvait en réclamer sa part.

Il se maria bientôt après et épousa la fille du duc de Feltre, ministre de la guerre ; mais les militaires qui aimaient leur métier ne restaient pas longtemps en repos : il repartit en 1808. pour l’Espagne, et fut témoin de la prise de Madrid. En 1809, il fit la campagne d’Allemagne : il était à Eckmühl, à Aspern, à Wagram. Quand commença la fatale campagne de Russie, il était chef d’escadron et aide de camp du duc de Feltre, son beau-père. Il demanda au prince de Neufchâtel, major-général de la grande armée, de le suivre comme aide de camp. Il partit au commencement du mois de mai 1812. Le 28 juin, il entrait avec l’armée victorieuse dans cette même ville de Wilna qu’il avait habitée comme prisonnier. Jamais campagne ne s’était ouverte sous de meilleurs auspices : 500,000 hommes et 1,200 bouches à feu avaient passé le Niémen. La Lithuanie entière avait été conquise en un mois, presque sans combattre. « Cependant les officiers expérimentés n’étaient pas sans inquiétude. Ils voyaient l’armée diminuée d’un tiers depuis le passage du Niémen par l’impossibilité de pourvoir à sa subsistance d’une manière réglée et la difficulté de tirer quelque chose, même en pillant, d’un pays pauvre en lui-même et déjà ravagé par l’armée russe. Ils remarquaient la mortalité effrayante des chevaux, la mise à pied d’une partie de la cavalerie, la conduite de l’artillerie rendue plus difficile, les convois d’ambulance et les fourgons de médicamens forcés de rester en arrière, les malades presque sans secours. »

Après la terrible bataille de la Moskova, où l’armée française perdit 28,000 hommes et l’armée russe 50,000, M. de Fezensac fut nommé colonel du 4e de ligne, et fit en cette qualité le reste de la campagne. Le 4e appartenait au 3e corps, que commandait l’intrépide maréchal Ney. Le nouveau colonel partagea donc les dangers et les souffrances qui ont immortalisé entre tous le 3e corps. Il peint avec la vivacité d’un témoin oculaire le spectacle de Moscou dévoré par les flammes, et surtout cette lamentable retraite, la plus grande catastrophe de l’histoire. L’obstination de Napoléon à rester dans les ruines de Moscou est jugée sévèrement par lui. « L’empereur, dit-il, ne voulait ni rien voir ni rien entendre. En réponse à leurs réclamations, les généraux recevaient de l’état-major les ordres les plus extraordinaires. Tantôt il fallait protéger les paysans qui apporteraient des vivres au marché de Moscou, tandis que tous les environs étaient ravagés et tous les paysans armés contre nous ; tantôt il s’agissait d’acheter dix mille chevaux dans un pays où il n’y avait plus ni chevaux ni habitans. On annonçait le projet de passer l’hiver dans une ville ravagée, où nous mourions de faim au mois d’octobre ; puis venait l’ordre de faire confectionner des souliers et des vêtemens d’hiver dans chaque régiment, et quand les colonels disaient que nous manquions de drap et de cuir, on répondait qu’il n’y avait qu’à chercher pour en trouver de reste. Un mois entier se passa ainsi. »