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fournissent pas un élément sans valeur à la totalité des suffrages exprimés. En général les véritables indifférens, soit qu’ils s’abstiennent, soit qu’ils votent, sont une fraction numériquement et politiquement importante de la population électorale. C’est sur eux que tout gouvernement doit avoir les yeux ; c’est d’eux que le pouvoir compose volontiers son corps de bataille, ou tout au moins son corps de réserve, suivant que la constitution est plus près de l’absolutisme ou plus voisine du libéralisme. Plus le pays est libre, plus diminue la force de l’armée des indifférens. Sous un régime de pleine liberté, elle n’est que l’appoint naturel ou l’arrière-garde utile de la majorité gouvernementale, parce qu’alors le gouvernement garde les caractères d’un parti parvenu au pouvoir et toujours inquiet des moyens de le conserver. C’est un point digne d’attention que le sens dans lequel marche le contingent variable de l’indifférence politique: suivant qu’elle est en progrès ou en déclin, un pouvoir habile changera de calcul et d’allures. Il devra surtout bien distinguer si les indifférens se détachent vers l’opposition, ou si l’opposition décroît en leur envoyant des recrues. Le fait n’est pas toujours facile à constater, et ce n’est pas non plus une médiocre erreur que de prendre pour de l’indifférence l’ennui et le dégoût. La lassitude dans le parti conservateur n’a souvent que les apparences d’un progrès de la tranquillité publique, tandis qu’elle annonce en réalité au gouvernement l’isolement et l’impuissance quand viendra l’heure du péril.

Quoi qu’il en soit, les retours de l’indifférence politique sont les mauvais jours de la liberté ; souvent même cette indifférence se réduit à celle de l’esprit sur les conditions, l’organisation, la marche du pouvoir, mais n’en est pas moins compatible avec les plus vives passions politiques que puisse exciter l’emportement réactionnaire. C’est lorsque la haine et la crainte d’un parti oppressivement anarchique ont obscurci toutes les idées généreuses et énervé tous les nobles sentimens, accompagnement nécessaire de la liberté publique. Ces crises d’abaissement national se rencontrent dans l’histoire, et il y a des espèces de gouvernement dont elles font tout le succès. Des politiques se présentent qui font métier de recueillir les nations découragées et de se charger de leurs affaires, quand elles renoncent à les faire elles-mêmes. En les prétendant plus ruinées qu’elles ne sont, ils trouvent moyen d’établir leur propre fortune ; les peuples qui se donnent ainsi des sauveurs ressemblent à ces dissipateurs sans énergie qui, pour s’épargner la peine de refaire leur position, enrichissent leur intendant.

Il est arrivé même à de grands hommes d’édifier leur puissance et leur gloire sur la faiblesse des peuples. Ce n’est pas la moins étrange et la moins puérile duperie des hommes réunis en société