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et oratoires. Au milieu du tumulte des fêtes, il y avait place pour les controverses savantes, pour les agréables conversations, et au sortir d’un carrousel, l’oreille encore étourdie du fracas des armes, des clameurs des combattans, du piétinement des chevaux, on recourait à la musique et aux beaux vers pour se rafraîchir le sang et l’esprit. Lisez les sonnets du Tasse : il y a dessiné d’une main légère bien des portraits de femmes qu’il avait rencontrées à Ferrare, et que la diva Vittoria Colonna n’eût pas désavouées pour ses petites-filles. La comtesse de Scandiano, la comtesse de Sala, Tarquinia Molza goûtaient vivement la poésie et l’éloquence ; cette race d’Aspasie se plaisait aux longs raisonnemens : elles mettaient aux prises les doctes, une couronne ou un sourire était la récompense du vainqueur. Aussi savantes en métaphysique qu’en madrigaux, on pouvait citer devant elles Aristote et Plotin ; la grande ombre d’Augustin lui-même ne les effrayait pas.

Et quant au duc Alphonse, bien qu’il fût quelque peu sergent de bataille et qu’il préférât à tout le reste un destrier richement caparaçonné, une cuirasse d’acier doré, un chapeau à panache, de beaux pages vêtus de brocart, et ses fameux arquebusiers avec leurs cottes d’armes en velours bleu rayé de jaune, il ne laissait pas de sentir le prix des muses, et aux heures de loisir, il prenait rendez-vous avec elles dans les beaux jardins de son Belvédère… Vous savez ce qu’était ce Belvédère ? Une charmante île entourée de murs crénelés et ornée de palais, de pavillons, de jets d’eau, de forêts, de vergers, d’un parc où paissaient cent animaux exotiques, et d’escaliers de marbre par où l’on descendait se baigner dans le Pô. C’est dans ce paradis terrestre, comme l’appelaient les contemporains, qu’Alphonse allait se délasser des fatigues du gouvernement. Assis sous un arbre, tout en regardant bondir ses daims et ses Gazettes, il faisait réciter des vers à ses poètes et raisonner ses philosophes.

Que vous dirai-je ? Il fallait que Ferrare fût un séjour bien délicieux, puisque du premier jour qu’il y était entré le Tasse avait été charmé, ébloui, enivré. Il faut l’entendre là-dessus. On célébrait alors les fiançailles d’Alphonse avec l’archiduchesse Barbara. Une joyeuse mascarade défilait dans les rues. «Il me sembla, nous dit-il, que la ville tout entière était un théâtre merveilleusement décoré, plein de lumières, de mille formes, de mille apparitions étranges, et que tout ce qui se passait autour de moi était un vrai drame de cape et d’épée ; mais, hélas ! il ne me suffit pas d’être spectateur, je voulus, moi aussi, jouer un rôle dans la comédie, jusqu’à ce que je m’aperçus que j’étais la fable et la risée de tout ce peuple : alors la honte me prit, et je dus me confesser que tout ce qui plaît au monde n’est qu’un songe d’un instant. »