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pour ce qu’il disait que pour la manière dont il le disait. Il avait en effet quelque embarras dans la langue, s’exprimait avec effort, cherchait ses mots. Apparemment il avait peine à se démêler de ses pensées, dont l’abondance l’accablait. Les hommes de génie n’ont pas toujours le don de se communiquer, et en général, dans le train habituel du monde, ils essuient des difficultés que ne connaît pas le vulgaire. Les sots trouvent tout simple de vivre, ils en ont la routine en naissant. À les voir, on sent qu’exister est leur affaire ; ils auraient beau chercher, ils ne trouveraient rien de mieux. Pour un esprit supérieur, la vie est un accident qui l’étonné ; il a peine à se bien tirer de cette aventure : les aigles sont de mauvais marcheurs. Il y avait à la cour de Ferrare de très petits hommes, qui, toujours maîtres d’eux-mêmes, gracieux et mesurés dans tous leurs mouvemens, la bouche en cœur, l’esprit toujours présent, charmaient tout le monde par la vivacité de leurs heureuses reparties, et à côté de ces brillantes nullités l’auteur de la Jérusalem fit plus d’une fois une assez méchante figure. Ajoutez ce malheureux penchant à l’hypocondrie dont il avait apporté le germe en naissant, non qu’il fût d’un naturel triste ; mais, en sa qualité de valétudinaire, il avait cette disposition à s’étudier, à ne se jamais perdre de vue, qui, développée par les circonstances, finit par plonger l’âme dans la mélancolie. Sa correspondance se compose de seize cents lettres, et on n’en pourrait pas citer vingt où il parle d’autre chose que de lui, de ses projets, de ses espérances, de ses déceptions, de ses infortunes. Une âme ainsi absorbée en elle-même ne voit bientôt plus les choses telles qu’elles sont ; elle irrite ses maux en les creusant, elle s’en crée d’imaginaires ; abandonnée à ses fantômes, elle désapprend à vivre avec les hommes… Baron, j’en suis fâché, le caractère du Tasse n’était pas à la hauteur de son génie ; toujours en désaccord avec lui-même, sa vie fut une longue suite d’inconséquences. Ambitieux à la fois et nonchalant, très attaché à son intérêt et le sacrifiant à ses fantaisies, se mêlant parfois d’intrigues et n’y réussissant jamais, parce qu’il manquait d’art, acceptant une servitude auprès d’un prince, et décidé, comme il le disait lui-même, à ne se contraindre en rien et à ne faire que ce qui lui plaisait, hypocondre qui détestait la solitude, mondain qui n’avait pas l’esprit du monde, son cœur rassemblait toutes les contradictions, et il ne put jamais les dominer par un effort héroïque de sa volonté. Avec cela, toujours hors d’équilibre, toujours dans un extrême : tantôt plein de confiance en sa fortune, s’étourdissant sur ses dangers, expansif, indiscret, le cœur sur les lèvres, l’air et le ton cavaliers, il se donnait le plaisir de braver ses ennemis, se promenait en roi de théâtre au milieu d’une cour pleine d’embûches, et s’écriait,