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dont il sortait par des accès de frénésie où il ne se connaissait plus. C’est à ces transports frénétiques que se réduit, à proprement parler, sa folie : Io son melanconico ! io son farnetico ! tel fut son refrain pendant bien des années. Et, selon lui, c’était dans un de ces accès de frénésie qu’il avait tenu des propos contre le duc. « Les persécutions de mes ennemis avaient fait de moi un forcené, forsennato. Mes fautes furent involontaires et violentes, et elles sont imputables à ceux qui me forcèrent de délirer… J’avais rêvé de couler des jours paisibles auprès du duc de Ferrare ; mais j’en ai été empêche par ma mélancolie, qui finit par devenir une affection morbide. » Mon cher baron, nous avons donné la parole au Tasse, et nous avons appris de lui qu’à Ferrare, par des raisons qu’il ne nous a point dites, son humeur devint sombre, irritable, mélancolique, que cette mélancolie, s’aggravant de jour en jour, le fit entrer en frénésie, que dans plusieurs rencontres, ne se possédant plus, il se répandit en invectives amères contre son protecteur, que le duc pardonna une fois, deux fois, jusqu’à ce que, cédant à la colère, il priva de sa liberté le poète, dont le mal empira en prison, et se compliqua de phénomènes étranges que ceux qui ne croient pas aux démons traitent à bon droit d’hallucinations.

— À merveille ! m’écriai-je triomphant. Le cerf est aux abois. Un instant encore, et nous l’aurons forcé. Mon cher prince, dites-moi, je vous en conjure, pourquoi, à la cour de Ferrare, le Tasse s’était laissé tomber dans la mélancolie.

Il ne me répondit pas. Sa harpe était auprès de lui. Il laissa errer ses doigts sur les cordes, et il chantait à demi-voix :


Non d’un guardo furtivo,
Non d’un sembiante schivo,
Non d’una fronte rigida e severa,
Non d’un guanto, o d’un velo,
Che gigli copra e rose, i’ mi querelo…
Non posso aprir le porte
Di questo vivo inferno !

« Ce n’est pas d’un regard furtif que je me plains, ni d’un visage où se peint le dédain, ni d’un front hautain et sévère, ni d’un gant, ni d’un voile dérobant à ma vue des lis et des roses… Je ne puis ouvrir les portes de cet enfer vivant. »


À ces mots, s’étant levé, il se tint un instant devant la statuette d’Hermès Trismégiste, et, la contemplant en silence, il eut l’air de demander conseil à cette mystérieuse tête d’épervier ; puis, s’avançant vers la fenêtre, il souleva le rideau, et, immobile, promena ses regards dans la nuit. Je m’approchai de lui. La lune brillait d’un vif éclat. On apercevait dans le jardin, parmi les ifs et les orangers, de vagues blancheurs de statues. Aux quatre coins de la grande