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II

Au sortir du cimetière, Héraklé ne se sentit pas la force d’aller tout de suite voir sa mère et la consoler ; il s’assit sur une tombe voisine de la route. Sa main crispée serrait son kindjal. — Je le tuerai ! répétait-il d’une voix étouffée. — Peu à peu cependant le calme étrange qui suit les grandes douleurs s’empara de lui. Le jeune homme s’oublia dans un triste rêve et embrassa d’un seul regard tous les bonheurs perdus en un moment. Que lui faisait la pauvreté ? Mais sa vieille mère si respectée ! mais Martha si tendrement aimée ! Le malheur, d’un seul coup, arrachait fruits et fleurs de l’arbre de sa vie. Il ne pleurait plus ; ses yeux étaient secs, brûlans, mais les larmes inondaient son cœur. C’est dans cette torpeur, suite inévitable d’un excès de souffrance, qu’Héraklé resta plongé jusqu’aux approches de la nuit. Rafraîchi par la rosée, il se leva et retourna à sa maison, qui n’était plus à lui, et d’où il fallait fuir comme un esclave.

À son retour, il trouva fermée la cabane de Mikaël, qui, par pudeur, s’était retiré devant une double misère. Héraklé embrassa sa mère, qui priait la Vierge pour l’âme de Nicolaos, et lui dit : — Mère, couche-toi ; moi, je vais dans l’enclos respirer une dernière fois ces belles fleurs qui appartiennent dès aujourd’hui à un autre. Sois sans peur, mère, je suis là, j’ai du cœur. Bonsoir, va dormir : demain nous verrons.

La bonne femme obéit, et son fils alla se promener dans le jardin.

La nuit a des baumes merveilleux pour les blessures de l’âme. Héraklé se sentit un peu rasséréné par cette pâle veillée d’automne. Il errait à peine depuis une demi-heure à travers les sentiers de l’enclos sombre, lorsqu’une voix douce, une voix déjeune fille, murmura son nom. Il tressaillit, écouta, et la même voix répéta : — Héraklé ! — Martha ! s’écria-t-il en serrant sa jeune fiancée contre son cœur. Merci !… Mais tout est perdu !….

— Non, répondit-elle, je t’aime !

— Que faire ? Me voilà pauvre, et ton père te gardera pour un autre.

— Jamais ! Dieu a uni nos mains et nos cœurs ; je ne rendrai notre anneau de fiançailles qu’à lui.

Quelques instans après, Martha, pieds nus, rentrait dans la sakli de Mikaël, et le lendemain, à la pointe du jour, Héraklé allait frapper à la porte de son voisin.

— Adieu, Mikaël ! dit-il. Je n’ai plus de fiancée, je pars ! À toi notre maison, notre jardin, tout, excepté mes vêtemens, mon fusil et mon kindjal.