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émotion dont l’accent nous va au cœur et nous arrache des larmes. Mais laissons là Voltaire ; il faut bien revenir aux romans du jour.

Le récit brutal que M. Ernest Feydeau publie aujourd’hui en trois volumes sous divers titres, un Début à l’Opéra, M. de Saint-Bertrand, le Mari de la Danseuse, exagère encore davantage, s’il est possible, cette opposition entre l’imbécillité de l’innocence et la supériorité déclarée du vice qui nous choquait dans le roman de M. About. Doit-on envisager ce livre comme une œuvre satirique ? Oui, si l’on considère telle page où l’auteur essaie laborieusement de fixer quelques traits comiques ; non, si l’on tient compte de la préface imprimée en tête du premier volume, et qui ne renferme pas moins de soixante-dix pages de critique furieuse... contre la critique. M. Feydeau veut si peu, nous ne disons pas corriger, mais reprendre les mœurs et gourmander les gens vicieux, qu’il se vante de reproduire les choses telles qu’elles lui apparaissent, comme ferait un miroir. Il nous arrêtera ici, et nous reprochera d’exagérer ce qu’il avance dans cette majestueuse préface, « que pourra passer le lecteur, l’auteur ne l’ayant écrite que pour lui-même et quelques-uns de ses intimes.» L’auteur, nous en convenons de bonne grâce, rejette avec force l’épithète de naturiste ; il se plaint amèrement d’avoir été traité de jeune chien par un critique mal poli, et n’accepte l’attache du réalisme qu’après avoir donné lui-même de ce mot une définition très adoucie. Défendant la cause du mal avec plus de courage que de bonheur, il finit par avouer que le mal n’entre dans les œuvres des maîtres que comme repoussoir ; il admet un travail de choix et par conséquent d’élimination, il estime que le pivot de l’intérêt est dans l’antagonisme du bien et du mal ; bref, il raisonne comme ceux qu’il attaque. Cependant, par une volte-face imprévue, le voilà qui exige du romancier pour toute qualité l’exactitude, le voilà qui allègue des raisons de tempérament pour l’artiste absorbé par tel genre de peinture ; puis notre âge est, dit-il, l’âge de la matière : il faut bien céder au torrent ! Pourquoi échafauder en ce cas une poétique et masquer le véritable motif ? C’est donc pour ne pas chanter «dans le désert, » pour avoir plus de «quatre lecteurs, » que M. Feydeau caresse toutes les difformités morales ? À merveille ! Nous avons le secret de la comédie, et de peur qu’on ne nous taxe d’inexactitude, citons l’auteur lui-même. — Si j’avais, dit-il, continué de faire des traités d’archéologie ou quelque autre ouvrage d’un goût sévère, « pas un de vous, messieurs, ne me lirait, car ce qu’il vous faut pour vous toucher, c’est la peinture exacte de vous-mêmes. Soyez donc heureux maintenant, et ne criez plus. Je vous l’ai donnée.» C’est précisément de quoi il est permis de douter. Sommes-nous tous des coquins, des cœurs lâches et corrompus, des êtres si faibles que le moindre fil mû par une poupée ou le moindre appel des sens nous entraîne loin de tout rivage dans un océan de crimes, de vilenies ou de sottises ? Alors M. Feydeau est bien notre peintre. Sommes-nous plutôt des créatures humaines mi-parties de bien et