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nombreuse, et l’illustre érudit qui semblait avoir pris l’Égypte comme son domaine, M. Letronne, fut chargé de les lire et de les publier. Ce n’était pas un travail facile. Il fallait se familiariser avec ces écritures cursives qui changent suivant les pays, les temps et les hommes, deviner le sens de mots qu’on n’avait jamais vus ailleurs, se reconnaître au milieu des variations d’une langue populaire toujours flottante et renouvelée, sans cesse corrompue par toutes ces nations grecques et barbares dont le mélange formait la société égyptienne. Toutes ces difficultés ont été surmontées, et les découvertes qu’on a faites ont largement payé la peine qu’il a fallu prendre. La littérature y a gagné des vers d’Homère et d’Alcman, des fragment d’Isocrate et d’Hypéride. L’histoire y a gagné plus encore. Ces papiers de rebut, dont on garnissait des cercueils, revenus au grand jour après plus de vingt siècles, sont en train de nous apprendre toute une civilisation que nous ne connaissions pas. Ils nous révèlent mille détails curieux sur l’Égypte des Ptolémées. Saurait-on sans eux, par exemple, qu’il existait dans le Sérapéum de Memphis de véritables couvens d’hommes et de femmes qui subsistaient d’une sorte de dîme en nature que leur payait le roi d’Égypte[1] ? On peut dire que tous ces manuscrits, même ceux qui paraissent les plus insignifians et les plus barbares, ont leur importance. Sans doute ce ne sont pas des lettrés qui les ont écrits, et ce n’est pas cette langue grossière, mêlée de copte, et de syriaque, qu’on parlait au Musée ; mais la langue populaire mérite aussi d’être étudiée : il y a un grand profit à pénétrer par elle jusque dans les habitudes et l’état social d’un peuple, surtout à cette époque où s’accomplissait dans le peuple et par le peuple la plus grande révolution religieuse que le monde ait vue. Cette révolution, nous ne la connaissons que par ses livres officiels. Les écrivains ecclésiastiques ne nous ont dit d’elle que ce qu’ils ont voulu, et les historiens païens, qui ne s’occupaient guère que des hautes classes de la société, où elle n’a pénétré que plus tard, semblent ne l’avoir véritablement aperçue que le jour où elle a triomphé. Qui sait s’il ne nous viendra pas un jour de ces papyrus d’Egypte quelques révélations qui nous’permettront de la mieux juger[2] ? Tout espoir est permis à ce sujet, s’il est vrai, comme l’affirme M. Mariette, que derrière les pyramides de Sakkarak gisent encore, dans un même cimetière, des milliers de sarcophages gréco-égyptiens que personne n’a explorés.

Ces réflexions expliquent l’importance que les savans attachent au déchiffrement des papyrus égyptiens. Ceux dont M. Egger s’est occupé dans son ouvrage, et qui contiennent, avec quelques vers nouveaux du poète Alcman, des détails sur la comptabilité des rois d’Égypte, ont été expliqués par lui avec beaucoup de pénétration et de sûreté. Du reste, l’Institut a prouvé le cas qu’il faisait de ces travaux en adjoignant l’auteur à M. Brunet de Presles, pour achever la lecture et préparer l’impression des papyrus du Louvre.


GASTON BOISSIER.
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V. de Mars.
  1. Voyez le mémoire de M. Brunot de Presles sur le Sérapéum de Memphis.
  2. M. Egger a retrouvé sur un fragment de poterie quelques lignes qui étaient certainement une prière ou une amulette écrite par un chrétien d’une époque très reculée.