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point de scrupule pour tromper un mari; un amant de si longue date n’est-il point un mari? — Raisonnement tout féminin que Jean n’aurait pas dû se tolérer, car entre l’un et l’autre il y a une différence essentielle, radicale; mais Jean ne la voyait pas ou ne voulait pas la voir.

Quoi qu’il en eût, il n’était point content de lui et ne se sentait pas en paix avec sa propre conscience; quelque chose s’y plaignait qu’il ne pouvait forcer à se taire; cette voix intérieure, qui crie plus haut que tous les bruits du monde, le fatiguait de ses doléances et l’énervait sans lui faire prendre une résolution définitive et bonne. — Après tout, se disait-il, je l’aime, et ce n’est point ma faute. — Il devenait triste; à ses accès de gaîté, qui pendant les premiers jours éclairaient la vie sérieuse de Flavio, avait succédé une sorte d’irritabilité dont il ne voulait point avouer la cause, et qui se traduisait par des bouderies d’enfant malade. — Après tant d’agitations, pensait Flavio, il a quelque peine à s’accoutumer à notre existence trop paisible. — Sylverine ne s’y trompait pas; elle comprenait qu’une crise approchait; elle n’avait rien résolu avec elle-même, mais elle regardait Flavio avec tristesse et Jean avec anxiété.

Ce fut au bord de la mer que le grand mot s’échappa de leurs lèvres. Ils étaient sortis ensemble, avaient traversé la forêt de plus où chante cette brise monotone qui ressemble à la plainte confuse et perpétuelle des douleurs invisibles, et, toujours marchant côte à côte, ils avaient gagné le rivage sablonneux de l’Adriatique. Ils étaient silencieux. Jean, soucieux et visiblement irrité par ses luttes intérieures, ne levait pas les yeux sur Sylverine, dont le calme affecté trahissait l’inquiétude. Ils s’assirent à l’ombre de la masure d’un pêcheur; ils regardaient vers la mer tranquille, dont l’immense nappe verdissante semblait se souder à l’horizon. Jean rassemblait avec sa canne quelques brins de varech desséchés, pendant que Sylverine traçait machinalement des lignes indécises sur le sable mouillé. Tout à coup, et comme prenant une résolution subite, Jean lui dit : — Pourriez-vous écrire sur cette grève, où le flot l’effacera, le nom de celui que vous aimez ?

— Si la vague doit emporter ce nom, à quoi bon l’écrire? repartit Sylverine. Et vous, ajouta-t-elle en le regardant fixement, écririez-vous ici le nom de celle que vous aimez ?

Il se leva avec impétuosité et s’écria : — Oui, pardieu! je l’écrirai, dût le ciel m’écraser! — Et à l’aide de son bâton il traça en grosses lettres le nom de Sylverine.

Celle-ci ne répliqua pas; mais, du bout de son ombrelle, elle effaça lentement les lettres une à une, puis elle ajouta en haussant les épaules, mais sans lever les yeux : — Vous êtes fou!