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Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 46.djvu/552

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Flavio dans les yeux et lui dit : — Tu ne mens pas? tu ne t’éloignes que pour un mois, et ensuite tu reviendras ici?

— T’ai-je jamais trompée? répondit Flavio en baissant les paupières.

Jean se leva comme pour parler ; mais le courage lui manqua, et il se rassit sans avoir dit un mot; il se faisait pitié, et se disait: Que puis-je donc penser de moi?

Ils passèrent une partie de la nuit à causer de l’expédition projetée. Sylverine, toute ravie de sortir de sa vie monotone, battait des mains, riait et disait à Jean :

— Tu verras comme je marche bien, et que je n’ai pas peur des coups de fusil.

Les deux amis sortirent ensemble. — Ah ! qu’as-tu fait? dit Jean.

— Ce qui était convenu, répondit Flavio ; celui à qui elle parlerait le premier ne devait-il point la perdre? qu’aurais-tu pensé, si, parce que je partais, je l’avais emmenée avec moi?

Le matin, Flavio alla dire adieu à Sylverine; il eut le courage de ne point paraître ému, malgré tout ce qui se déchirait en lui, — Dans trois semaines au plus tard, lui dit-il, je serai de retour.

Jean et Flavio eurent une dernière conférence. Au moment de se séparer peut-être pour ne plus se revoir, Jean eut une défaillance. — Reste, dit-il, c’est à moi d’aller là-bas; je n’accepte pas ton sacrifice.

— Il est nécessaire, répondit Flavio ; nous sommes de ceux qui ne se retournent pas quand la route est commencée. Je te lègue Sylverine. Adieu, frère, et sois heureux!

— Si tu as besoin de moi, appelle-moi, j’accourrai, reprit Jean. Quel sera le mot de passe, si tu as à m’envoyer un émissaire?

Flavio étendit la main vers la table, y prit un volume de Dante, l’ouvrit et lut ce vers du vingt-septième chant du Paradis : — O difesa di Dio ! perche pur giaci? « ô justice de Dieu! pourquoi dors-tu? » Celui qui viendra de ma part te dira la première moitié du vers, et tu lui diras la seconde moitié.

Ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre. — Si tu meurs, cria Jean, c’est moi qui t’aurai tué.

— Sois en paix, répondit Flavio, la destinée n’est-elle pas notre maîtresse à tous? Va-t’en, retourne chez Sylverine, laisse-moi seul; je n’ai point besoin de m’attendrir. Que Dieu te garde!

— Que Dieu te mène!

Ils se séparèrent. Flavio marcha seul vers la mer; une grande barque l’attendait, il y monta : on hissa la voile, on partit. Il regarda les côtes qui s’éloignaient; bercé par le bruit monotone du sillage, il se sentait sombrer dans un abîme de tristesse, son cœur