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prendre, où l’imagination des peuples devançait le miracle autour de Jésus et le créait, de sorte que le plus grand miracle eût été qu’il n’en fît pas (p. 268), Par une opposition piquante, il met nos civilisations, régies par une police minutieuse, en face de ces époques lointaines et de cette barbarie libre. « Supposons un solitaire demeurant dans les carrières voisines de nos capitales, sortant de là de temps en temps pour se présenter aux palais des souverains, forçant la consigne, et d’un ton impérieux annonçant aux rois l’approche des révolutions dont il a été le promoteur. Cette idée seule nous fait sourire. Tel cependant fut Élie. Élie le Thesbite, de nos jours, ne franchirait pas le guichet des Tuileries. La prédication de Jésus, sa libre activité en Galilée, ne sortent pas moins complètement des conditions sociales auxquelles nous sommes habitués. » Voilà ce qu’étaient, un peu partout, les temps d’alors ; mais la Judée était chose à part dans ces temps mêmes. M. Renan caractérise la race sémitique, mère des grandes religions du monde, et dans cette race les Beni-Israël ou les Juifs, leur loi extraordinaire, leur longue et forte éducation par le malheur de la domination étrangère, la passion mystique qui s’alluma au feu d’un indomptable ressentiment, leur attente d’un libérateur et d’une rénovation qui devait faire du peuple de Dieu la lumière des peuples ; puis quand les Juifs, sentant peser sur eux Rome tout entière, ne purent plus espérer raisonnablement cette délivrance, leur espérance se déplaça seulement, et se transporta hors de la terre et de la vie présente. Le royaume de Dieu, toujours attendu, dut se manifester par la fin du monde et l’avènement d’un monde nouveau. C’est une belle remarque de M. Renan que cette illusion commune remplaça pour les Juifs le rêve individuel de l’immortalité de l’âme, tel que l’esprit grec l’avait conçu. Ils crurent au Messie et à la Jérusalem céleste, parce qu’ils n’avaient pas d’autre au-delà. « Si Israël avait eu la doctrine dite spiritualiste, qui coupe l’homme en deux parts, le corps et l’âme, et trouve tout naturel que, pendant que le corps pourrit, l’âme survive, cet accès de rage et d’énergique protestation n’aurait pas eu sa raison d’être ; mais une telle doctrine, sortie de la philosophie grecque, n’était pas dans les traditions de l’esprit juif. » Cependant cette catastrophe qui devait venir, ils se la figuraient prochaine et soudaine, et ainsi il s’en fallait de beaucoup que le présent fût désintéressé dans cette attente de ce qui peut-être arriverait demain. Les puissans et les heureux se sentaient menacés par ces espérances, dont les petits et les faibles se nourrissaient, et je dirais volontiers que le royaume de Dieu, sous ce nom mystique, n’était pas au fond autre chose, pour le grand nombre, que ce que nous appelons simplement en langue moderne une révolution, ré-