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demain de notre excursion à Némi, et plus tard il m’en fit présent, décidé qu’il était à ne le jamais publier. Après déjeuner, nous étions allés nous asseoir dans le cabinet des Armilles, au pied de la statue d’Hermès Trismégiste, le visage tourné vers l’oratoire, dont la porte était entr’ouverte. D’un air pénétré, d’une voix émue, il me lut ce que je vais vous relire. Écoutez-moi avec recueillement ; c’est un homme antique, c’est un saint qui va parler par ma bouche ; en vous disant ce que fut le Tasse, il se fera connaître lui-même.


I. — LAISSEZ LES MORTS ENSEVELIR LEURS MORTS !

Trois fois heureux l’homme de génie qui naît et meurt à propos ! Heureux encore celui qui, né trop tôt, devance son temps ! Condamné par ses contemporains, il en appelle à la postérité. Les siècles à venir se lient d’amitié avec lui et le visitent dans son délaissement. Mais s’il est né trop tard, s’il est seul à représenter dans le monde quelque chose qui n’est plus, son malheur est sans ressource… Ah ! qu’il est dur de traîner après soi comme un boulet une inutile et ridicule fidélité au passé ! Ah ! qu’il est dur de s’entendre dire : « Laissez les morts ensevelir leurs morts ! »


Torquato Tasso s’était trompé de date en naissant ; ce fut là le plus grand de ses malheurs, celui qui rendit tous les autres irréparables. En vain chercha-t-il à se faire illusion ; il eut la douleur de découvrir qu’il n’était pas de son temps, et cette amère découverte brisa son âme et troubla son esprit. Faites-le naître soixante ans plus tôt : que j’aime à me figurer Léon X lisant la Jérusalem délivrée ! Il l’eût préférée au Roland de l’Arioste, et n’eût pas eu assez de couronnes à décerner au nouveau Virgile ; mais, ô funeste méprise ! ce grand poète, qui par la foi, par la pensée, était un contemporain de Vida, de Raphaël, de Castiglione, ne vint au monde qu’au milieu du XVIe siècle, et fut condamné à vivre dans l’Italie telle que l’avaient faite l’inquisition, le concile de Trente et la compagnie de Jésus… Sa mère, la Renaissance, était morte en donnant le jour à son dernier enfant, et il rêvait toujours d’elle, il s’obstinait à la croire vivante. Un jour il partit pour Rome, assuré de l’y trouver. Comme il entrait au Vatican, une figure terrible se dressa devant lui et lui cria : « Je m’appelle l’Inquisition. » Ce jour-là, son esprit éprouva un ébranlement dont il ne se remit jamais.

Qu’on veuille bien se représenter un poète qui emploie de longues années à composer un chef-d’œuvre accompli, dans lequel il met toute son âme, tout son génie, toutes ses complaisances. Cœur vraiment catholique, avant de donner son poème au public, il le soumet au jugement de l’église. Il se flatte qu’elle lui dira : « Mon fils, que