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et la fixer aux temps de la domination anglaise. En effet, ce terme dérive probablement du mot anglais shank[1]; or, si ce meuble avait été d’usage immémorial, on ne saurait comprendre qu’il eût reçu un nouveau nom d’origine anglaise, alors que tous les autres objets usuels sans exception continuaient d’être désignés par des termes gascons. Ce serait donc à l’esprit inventif d’un Anglais qu’il faudrait attribuer l’introduction dans le pays de ces échasses, qui rendent encore aujourd’hui de si grands services aux bergers des landes, et qui sont destinées à devenir bientôt de simples objets de curiosité. Juché sur ses jambes d’emprunt, le Lanusquet surveille de haut ses brebis cachées dans les broussailles, il franchit impunément les flaques, les marais et les prairies tremblantes; il ne craint point de se déchirer aux épines des ajoncs et aux branches sèches des bruyères, et peut en outre doubler la vitesse de sa marche. Un garde forestier, que je crois véridique, m’a dit avoir parcouru en trois heures et demie l’espace de 36 kilomètres qui sépare le village du Porge de la station de Facture : il est vrai qu’il hâtait le pas dans la crainte de manquer le convoi du chemin de fer.

Lorsqu’on aperçoit pour la première fois un groupe de ces échassiers des landes, on ne peut s’empêcher d’être saisi d’un certain émoi comme à la vue d’un prodige. Revêtus de leurs peaux de mouton à la laine rongée par le temps, ils passent gravement, en tricotant des bas ou en tordant du fil, au-dessus des brandes, des fougères et des joncs, comme si, à l’exemple de Camille, ils avaient le pouvoir de glisser sur les tiges des plantes sans les courber : le spectateur reste presque enfoui dans les broussailles, eux au contraire semblent marcher en plein ciel sur le bord de l’horizon. Ils paraissent d’autant plus étranges qu’on les voit de plus près, car en dépit du raisonnement le regard, qui a sa logique particulière, ne peut s’empêcher de prendre d’abord leurs échasses pour de véritables jambes et s’étonne de voir leurs genoux se courber en dedans et non pas en dehors, comme chez les autres mortels. Le grand bâton qu’ils manient avec une adresse excessive, et qui leur sert à l’occasion de balancier, de bras ou d’appui, contribue encore à l’étrangeté de leur aspect ; parfois on croirait voir de gigantesques sauterelles se préparant à bondir. Dans les landes du Médoc, non-seulement les bergers, mais tous les habitans sans exception emploient les échasses; les enfans eux-mêmes ne craignent pas de se hasarder sur les chanques paternelles, et souvent on aperçoit au-dessus des bruyères des femmes, presque toujours vêtues de noir, qui ressemblent à de grands corbeaux perchés sur des branches sèches. De même que le genre de vie des gauchos de la république argentine a

  1. Jambe, os de la jambe.