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Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 46.djvu/740

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tout entier est en alerte, et toute créature fait effort pour ne pas se trouver sur leur route; mais ceux qui ont le plus à craindre sont les insectes sans ailes, tels que les araignées au corps pesant, les fourmis des autres espèces, les vers blancs, les chenilles, les larves de toute espèce, bref tout ce qui vit sous les feuilles mortes ou dans le bois en décomposition. Les écitons ne montent pas très haut sur les arbres, et ne sont par conséquent pas très incommodes pour les nichées d’oiseaux. Quant au mode d’opération adopté par ces armées, voici ce que m’en ont appris de patientes observations. La colonne principale, sur quatre ou six rangs de profondeur, s’avance dans une direction donnée, balayant le sol de toute matière animale, morte ou vivante, et jetant çà et là sur ses flancs un détachement de fourrageurs qui après de courtes excursions revient, sa tâche accomplie, reprendre sa place dans les rangs de l’armée. Si leur ligne de marche les conduit en n’importe quel endroit où la proie s’offre plus abondante, — supposons une masse de bois pourri où pullulent les larves d’insectes, — l’armée entière fait halte, et une force considérable se concentre sur le point désigné. Toute fente, toute crevasse est fouillée avec soin, et les écitons furieux mettent en pièces les gros vers qu’ils ont extraits de leurs retraites et tirés au grand jour. Il est particulièrement curieux de les voir attaquer les nids de guêpes, parfois construits sur des arbrisseaux à ras de terre. Ils déchirent, à force de morsures, l’espèce d’enveloppe parcheminée qui protège les larves, les chrysalides et les guêpes nouvellement écloses, et réduisent tout en miettes, sans se préoccuper de la colère des animaux envahis, qui volent de tous côtés autour de ces brigands. Quand ceux-ci emportent leurs dépouilles préalablement divisées, la charge est répartie avec une certaine loyauté, selon la force de ceux qui auront à faire le transport : les nains prennent les plus petits morceaux, les géans se chargent des plus lourds. Deux fourmis parfois s’unissent pour porter la même pièce ; mais les surveillans, avec leurs mâchoires tordues et maladroites, restent hors d’état de prendre aucune part au travail. Les armées ne marchent jamais longtemps sur un sentier battu, et paraissent préférer des buissons emmêlés, des broussailles touffues, où rarement on peut les suivre. Je suis resté quelquefois sur la piste d’une de ces immenses colonnes, longue de 60 à 70 mètres, pendant un demi-mille et même davantage; mais je n’en ai jamais pu découvrir une seule qui, ayant fini ses razzias de la journée, s’en retournât vers sa ruche. En fait, il ne m’est jamais arrivé de trouver une de ces ruches, et toutes les fois que j’ai vu des écitons, ils étaient en marche ou pris d’un de ces accès de paresse qui leur fait de temps en temps suspendre le cours de leurs exploits. Ceci avait toujours lieu dans quelque clairière baignée de soleil. En pareil cas, la colonne principale et les corps jetés sur ses ailes conservent leurs positions respectives; mais, au lieu de marcher en avant et de piller à droite et à gauche, les soldats se livrent à de doux loisirs. Quelques-uns se promènent lentement, d’autres brossent leurs antennes avec leurs pattes antérieures; mais le plus drôle était de les voir se nettoyer l’un l’autre. Une fourmi çà et là étendait d’abord une patte, puis successivement toutes les autres, qu’une camarade (quelquefois accompagnée de plusieurs auxiliaires) venait