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aussi grave que celui que de grands gouvernemens qui ne se paient pas de mots et l’opinion éclairée, qui connaît le fond des choses, attendaient du ministre de l’empereur de Russie.

Après la déclamation vient la prétention. La plus terrible accusation qui se puisse élever contre la domination russe en Pologne, c’est l’état même de la Pologne après le siècle que cette domination a duré. Le fait est là, positif, palpable, implacable : vous avez la Pologne depuis près d’un siècle, et après un siècle vous êtes impuissans à la gouverner. Vous vous plaignez que votre autorité ne soit pas respectée, que la confiance des provinces polonaises vous soit refusée. Votre plainte est votre confession et votre condamnation. Après avoir conquis la Pologne, vous n’avez su lui inspirer ni la confiance ni le respect, ces deux sentimens qui créent seuls un lien naturel et légitime entre les peuples et les gouvernemens. Et ici nous ne faisons point de distinction entre le royaume proprement dit et les provinces dont la Russie s’est emparée au premier partage. Ces provinces sont justement celles que la Russie possède depuis près de cent ans, et ce sont celles qui protestent aujourd’hui avec le plus d’énergie contre le joug moscovite. Vainement dans ces dernières années les Russes ont voulu effacer l’odieux du premier partage sous le sophisme d’une théorie ethnologique. Vainement ont-ils prétendu que la majorité de la population de ces provinces leur était assimilée par une identité de races. L’artifice est trop récent pour avoir pu surprendre la conscience de l’Europe. En assistant au premier partage, qui a enlevé à la Pologne la Lithuanie et la Ruthénie, possédées par elle depuis plus de quatre siècles, et qui étaient polonaises avant qu’il n’existât un empire russe, l’Europe a compris que c’était bien la Pologne qui était démembrée par une conspiration de souverains. C’est de ce crime qu’elle a gémi et souffert. Quand Rousseau prophétisait que la Russie ne digérerait pas sa part de Pologne, il ne pensait point que la Russie ne se fût adjugé que des territoires et des populations russes. Quand le cardinal de Rohan découvrit à Vienne le complot des trois puissances, c’était bien d’un traité de partage de la Pologne qu’il s’agissait pour Catherine, et non d’un traité de restitution des provinces occidentales. Quand Dumouriez, Rulhières, Mirabeau, nous ont raconté presque comme des témoins cette transaction inique, ils n’ont certes jamais eu la pensée de nous apprendre que la Russie, en saisissant son lot, n’avait pas mis la main sur des provinces polonaises. Quand en 1815 M. de Talleyrand, cet autre révolutionnaire, montrait au congrès de Vienne, dans le partage de la Pologne, l’origine scandaleuse des spoliations de nations et de territoires dont le continent avait été depuis lors le théâtre, assurément les provinces enlevées en 1772 n’avaient pas cessé à ses yeux d’être polonaises. Quand les libéraux anglais de la fin du dernier siècle et du commencement de celui-ci, depuis Burke jusqu’à sir James Mackintosh, protestaient contre le dépècement de la Pologne, pour eux la Lithuanie et la Ruthénie étaient des parties intégrantes de la Pologne. Enfin, quand Alexandre Ier caressait ses