Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 46.djvu/904

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Je suis loin de vouloir affirmer qu’il n’y a rien d’extérieur et, comme on dit, d’objectif dans nos perceptions, et que tout se réduit aux divers états du sujet sentant. Rien de plus éloigné de ma pensée qu’une telle supposition. On peut donner d’excellentes raisons pour établir la réalité du monde extérieur, et la meilleure sans doute est que nous ne pouvons pas nous empêcher de l’admettre. Il n’y a donc pas lieu de douter de la réalité des choses extérieures, et un pareil doute sera toujours frivole ; mais ce qui n’est pas frivole, c’est la difficulté où nous sommes de déterminer avec précision ce qui est extérieur et ce qui ne l’est pas, difficulté à laquelle est suspendue toute l’hypothèse matérialiste.

Pour ne pas trop prolonger ce débat, je suppose que l’on ait démontré par l’analyse et par le raisonnement que ce qu’il y a d’extérieur dans la matière, c’est tout ce que nous concevons pouvoir subsister en l’absence du sujet sentant, par exemple l’étendue, le mouvement, l’impénétrabilité. Ici les difficultés cessent d’être psychologiques ; elles deviennent métaphysiques. J’en signalerai seulement deux de la plus haute importance : la divisibilité à l’infini et la coexistence de la force et de l’étendue.

M. Büchner, abandonnant sur ce point la tradition matérialiste, renonce à l’hypothèse des atomes, et admet la divisibilité à l’infini de la matière ; mais par là même il me paraît laisser échapper tout ce qu’il y a de positif et de clair dans le concept de la matière. Par la divisibilité à l’infini, la matière s’évanouit et se disperse, sans qu’on puisse saisir et retenir un seul instant son image. Imaginez en effet un composé, soit, par exemple, un monceau de sable : qu’y a-t-il de réel dans cet objet ? Ce sont évidemment les grains de sable dont il est composé, car le composé lui-même n’est quelque chose que pour mon esprit : il n’est que la somme de ses parties ; s’il n’y avait pas de parties, il ne serait pas. On peut donc dire en toute rigueur qu’un composé n’a de réalité que celle qu’il doit à ses particules intégrantes : c’est une forme qui n’est rien sans la matière à laquelle elle s’applique. Le monceau de sable n’ayant de réalité que celle des grains de sable qui le composent, supposons maintenant que le grain de sable lui-même soit un composé : ce grain de sable n’aura, comme le monceau lui-même, qu’une réalité provisoire et relative, subordonnée à la réalité de ses particules constituantes. Supposez la même chose de ces mêmes parties : elles ne seront pas encore elles-mêmes la réalité que nous cherchons, et, poursuivant cette recherche jusqu’à l’infini, puisqu’il n’y a pas de dernier terme, nous ne trouverons jamais ce qui constitue la réalité de la matière. Nous dirons donc de la matière en général ce que nous disons de chaque composé en particulier, qu’elle n’est qu’un