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s’opère entre les corps vivans et le monde extérieur. Ce fait se manifeste par la nutrition. Nous savons que les corps organisés ont besoin de se nourrir, c’est-à-dire d’emprunter aux corps étrangers une certaine quantité de matière pour réparer les pertes qu’ils font continuellement. Si en effet les corps vivans conservaient toute la matière acquise et en introduisaient sans cesse de nouvelle, on devrait voir leurs dimensions croître continuellement : c’est bien ce qu’on voit jusqu’à un certain âge; mais ce mouvement de croissance s’arrête, et le corps reste stationnaire dans ses dimensions. Il est donc évident par là même qu’il perd à peu près autant qu’il gagne, et que la vie n’est qu’une circulation. Au reste, les plus grands naturalistes ont reconnu le fait. Je citerai surtout les belles paroles de Cuvier : «Dans les corps vivans, dit-il, aucune molécule ne reste en place; toutes entrent et sortent successivement: la vie est un tourbillon continuel, dont la direction, toute compliquée qu’elle est, demeure constante, ainsi que l’espèce de molécules qui y sont entraînées, mais non les molécules individuelles elles-mêmes. Au contraire, la matière actuelle du corps vivant n’y sera bientôt plus, et cependant elle est dépositaire de la force qui contraindra la matière future à marcher dans le même sens qu’elle. Ainsi la forme de ces corps leur est plus essentielle que leur matière, puisque celle-ci change sans cesse tandis que l’autre se conserve. »

Sans insister sur un fait dont on trouvera la confirmation dans tous les physiologistes, disons que le problème pour les matérialistes est de concilier l’identité personnelle de l’esprit avec la mutabilité perpétuelle du corps organisé. Or il faut reconnaître que les matérialistes ne se sont jamais donné beaucoup de mal pour résoudre ce problème, et le docteur Büchner ne le signale même pas. Il ne va pas de soi cependant que l’identique puisse résulter du changement, ni l’unité de la composition. Si cela est, encore faut-il expliquer comment cela peut être.

La première explication que l’on pourrait donner est celle qui est indiquée dans le passage de Cuvier cité plus haut. Ce tourbillon vital, dira-t-on, a une direction constante; dans le changement de la matière, il y a quelque chose qui demeure toujours, c’est la forme. Les matériaux se déplacent et se remplacent, mais toujours dans le même ordre et dans les mêmes rapports. Ainsi les traits du visage restent toujours à peu près les mêmes malgré le changement des parties; la cicatrice reste toujours, quoique les molécules blessées aient disparu depuis longtemps. Ainsi le corps vivant possède une individualité abstraite en quelque sorte, qui résulte de la persistance des rapports et qui est le fondement de l’identité du moi.

Une telle explication pourtant ne peut satisfaire que ceux qui ne