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mais ses efforts furent inutiles. Après avoir épuisé toutes les conjectures, il se rappelle la demande de l’aïeul, son oubli, et, pensant être sur la voie, il se dirige vers sa demeure. Il le trouve assis sur son canapé, attendant paisiblement, le charuto à la bouche, l’heure du dîner.

— Bonjour, grand-père.

L’aïeul le regarde sans répondre.

— Je venais vous demander, avec tout le respect que je vous dois, si ce n’est point par vos ordres qu’on a envoyé ces jours derniers des lettres de faire part à toutes mes connaissances pour les prier d’assister à mes funérailles ?

Ah ! filho da… ! répond tout à coup l’irascible vieillard, tu te souviens donc enfin de moi ! Ne savais-tu pas qu’un enfant qui oublie ses devoirs n’existe plus pour ses parens ? Je vais t’apprendre à vivre ! — Et, saisissant sa canne, il s’élance sur le pauvre diable, qui, prévoyant ce brusque dénoûment, n’avait pas quitté le voisinage de la porte de sortie. Le même jour, le coupable était mis en liberté.

Dans l’intérieur, la justice est rendue d’une manière encore plus expéditive. Chaque individu se la fait lui-même : a-t-il une vengeance personnelle à exercer contre un de ses voisins, il s’embusque sur le chemin que doit traverser son ennemi, lui dépêche une balle dès qu’il le voit à sa portée, et rentre chez lui tout aussi calme que s’il venait d’abattre un tatou. Les urubus se chargent de faire disparaître les traces du crime en dépeçant la victime et en dispersant les ossemens au loin. Parfois il arrive que le mort a des parens ou des amis qui veulent le venger ; devinant avec l’instinct de la bête fauve de quel côté est parti le coup fatal, ils vont s’embusquer à leur tour et convient bientôt les urubus à un nouveau festin. C’est toujours la loi du désert, œil pour œil, dent pour dent, sang pour sang. Au lieu d’un meurtre on en a deux ; mais on n’y regarde pas de si près dans le pays de l’esclavage. Les meurtriers ont d’ailleurs de charmans euphémismes pour justifier leur conduite : ils vous disent qu’il fallait satisfaire à l’âme irritée de leur infortuné parent, que la société réclamait justice, et qu’ils n’ont fait qu’envoyer le meurtrier devant le tribunal du souverain juge.

Le noir devenu libre n’est guère plus avancé que l’esclave devant cette divinité aveugle qu’on appelle la justice[1]. La loi ne lui en

  1. Une anecdote extraite du Correio Mercantil du 20 octobre 1859 est significative. — Es-tu exempt du service militaire ? — demandait d’une voix menaçante un fiscal à un pauvre ouvrier noir de l’arsenal de Rio-Janeiro : celui-ci de présenter aussitôt ses papiers, qui écartaient tout soupçon de vagabondage. Tout en les parcourant, notre homme s’aperçoit que l’Africain, dans son trouble, a oublié d’ôter son chapeau. — Oh ! c’est par trop fort ! Quoi ! un noir le chapeau sur la tête ! Qu’on empoigne cet homme ! — Et le pauvre diable se vit traîné en prison pour son oubli. Après nous avoir raconté ses souffrances, le noir ajoutait comme commentaire : — Maintenant je ne suis qu’un nègre qui doit saluer tout le monde et que tout le monde a droit de maltraiter. Viennent les élections, et ce jour-là je serai un citoyen qui doit voter librement, et devant lequel tous les candidats ôteront leur chapeau en lui demandant son vote. »