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II.

L’intérêt féodal avait heureusement pour contre-poids la politique des rois. Ceux-ci comprirent que les banalités, si on les exerçait à la rigueur, donneraient aux seigneurs le monopole de l’alimentation, et feraient d’eux les maîtres du royaume. Philippe-Auguste et saint Louis s’appliquèrent à susciter une espèce de concurrence dans tous les lieux où leur autorité pouvait se faire sentir. Dans le rayon de Paris notamment, où beaucoup de terres dépendaient de la couronne, il fut permis d’élever des moulins où l’on travaillait à façon pour le premier venu ; mais les meuniers devaient attendre la pratique : il leur était défendu d’aller à la chasse aux blés, dans la crainte qu’ils ne fissent invasion sur la terre des seigneurs ayant mouture. Ce délit était puni par une amende de 60 sous parisis et la confiscation des grains, des chariots, des chevaux. Une singulière exception était admise pour la seigneurie de Gonesse. Là s’étaient établis d’habiles industriels qui avaient enchanté les Parisiens en leur fournissant des farines plus blanches et plus savoureuses que les autres. Avec la protection royale, ils obtinrent la permission de travailler pour Paris; mais, étant vassaux du châtelain de Gonesse, il leur était interdit de moudre pour eux-mêmes ou pour leurs voisins, et ils devaient se servir pour leur propre usage des fours et moulins banaux de la châtellenie.

Les rois eurent à lutter aussi pour que la cuisson ne devînt pas une industrie absolument monopolisée, et à cet égard Paris fut encore favorisé. Philippe-Auguste autorise les boulangers à établir des fours, non-seulement pour leur propre fabrication, mais pour le public. Saint Louis défend la construction des fours banaux dans l’intérieur des villes[1]. Philippe le Bel reconnaît à tout bourgeois le droit de cuire à domicile. Les fondateurs de la grande politique royale, avec le naïf bon sens qui faisait leur force, avaient bien vu que le vrai contre-poids à la tyrannie féodale était la liberté. Ils se seraient bien gardés d’enchaîner les industriels roturiers qu’ils voulaient opposer aux spéculateurs nobles. Les statuts de saint Louis règlent ainsi le commerce des grains : «Quiconque veut être blatier, c’est à savoir vendeur de blé à Paris, être le peut franchement,

  1. Les rues de Paris dont les noms rappellent encore ces privilèges seigneuriaux, rues du Four Saint-Germain, Saint-Honoré, Saint-Marcel, Saint-Hilaire, etc., étaient alors en dehors de la ville proprement dite, sur des terrains dépendant des abbaye» seigneuriales ou de l’évêché. Les fours des chanoines de Saint-Marcel furent ceux qui disparurent les derniers, en 1675.