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faire valoir, il le repoussait souvent, lui et son argent ; mais s’il entendait parler de quelque honnête petit marchand gêné dans son commerce, d’une veuve chargée de famille, d’un artiste besoigneux, il leur faisait demander jusqu’à leur dernier écu ; puis quelque temps après il renvoyait 50, 100 pour 160 pour leur part de bénéfice. Malheur à qui demandait une explication ! Le banquier remboursait aussitôt et fermait le compte. On jasait autour de lui. Les bonnes femmes affirmaient que Pinet avait un secret pour gagner à la loterie ; d’autres parlaient de gains fabuleux à la Bourse, d’alchimie. Les anciens associés du pacte de famine savaient seuls à quoi s’en tenir.

Les supplices horribles de Foulon et de Berthier donnèrent à Pinet un avertissement féroce. Il fit bonne contenance, et parla avec sang-froid d’une inévitable liquidation. Le 29 juillet, il réunit sa famille et ses amis dans un grand festin, où il se montra assez gai. Le soir, il partit pour sa maison de campagne du Vésinet, près de Saint-Germain. Le lendemain matin, on le trouva dans le bois, blessé mortellement : le pistolet qui avait fait feu était à terre près de sa main, un autre était chargé dans sa poche ; les deux armes lui appartenaient. Pendant les trois jours qu’il vécut encore, il répéta qu’il avait été victime d’un assassinat et nia le suicide. En tout autre moment, le mystère à éclaircir aurait passionné la société tout entière ; on y fit à peine attention, au milieu des grands événemens qui se précipitaient. Pinet affirmait, dans son agonie, que ses affaires étaient en bon état, que ses créanciers ne perdraient rien, surtout si on prenait soin d’un grand portefeuille rouge où étaient réunis les papiers importans. Le portefeuille disparut, et on aboutit à une banqueroute de 53 millions, qui ruina 1,500 familles. Que penser de cette affaire ? N’est-il pas permis de croire que de grands conspirateurs ont voulu du même coup régler leurs comptes avec Pinet et mettre les mains sur les grands amas de grains, afin de peser à volonté sur l’allure de la révolution ?

Avec 1789 commence une ère nouvelle, une phase de réforme et d’affranchissement dont l’activité se fait sentir en toutes choses. Toutefois l’abolition des maîtrises et des jurandes, prononcée en mars 1791, ne profite que faiblement à la boulangerie. Dans cette conspiration instinctive qui réunit tous les partisans de l’ancien régime, la principale manœuvre consiste à affamer les populations des grandes villes. On gaspille les approvisionnemens, on empêche le transport des grains : sans qu’il y ait eu insuffisance des récoltes, l’inquiétude pour le pain du lendemain se propage comme une espèce de maladie mentale ; les émeutes qui se succèdent ont rare-