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Et pourquoi, je vous prie? Parce que dans l’univers entier nous ne pouvons connaître que nous-mêmes, nos idées, nos impressions. Tout le reste nous échappe. Du monde extérieur, nous ne pouvons pas même dire qu’il existe, puisque nous ne le voyons qu’à travers nos sensations. On devine les conséquences que M. Véron tire de ces principes. Puisque nous ne savons même pas si les choses existent, comment affirmerions-nous qu’elles sont belles ou qu’elles ne le sont pas? Tout au plus pouvons-nous dire que nous les trouvons belles; la beauté réside donc dans notre jugement, et comme nos intelligences sont variables, il n’y a pas de beau absolu. On ne pourrait admettre cette proposition téméraire que si M. Véron n’avait pas tort d’affirmer la variabilité des intelligences sans réserves ni restrictions. Les intelligences ont cependant une partie commune et par conséquent invariable, cela est sensible par les vérités dites nécessaires, devant lesquelles l’homme de génie est l’égal du pire des sots.

Pourquoi cette communauté de jugement que nous constatons par rapport aux vérités nécessaires ne s’étendrait-elle pas au bien et au beau? Si nous ne sommes pas tous d’accord pour dire que telle chose est bonne ou telle autre belle, personne ne conteste qu’il y en ait qui ont ce caractère. Peu m’importe le reste; le goût a ses vicissitudes : nous aimons la nature, et nos pères du XVIIe siècle n’y faisaient guère attention; Shakspeare nous charme, et Voltaire le trouvait barbare; les Allemands ne sentent pas les beautés de Racine; Platon et Aristote n’ont pas été jugés de même par la scolastique et par la renaissance; mais il y a des choses, comme la lumière du soleil, le ciel et la mer, que tout le monde trouve belles, et il suffit que l’on conçoive la possibilité de cet accord. Décidément le subjectif n’est pas tout, l’objectif n’est pas une chimère, et M. Véron n’a pas raison.

Il veut pourtant prouver son dire, et procède avec assez d’adresse. La poésie, dont il parle avant d’arriver aux arts, pourrait bien lui être un embarras, s’il adoptait une des nombreuses définitions qui en ont été données; mais il en fait « la plus profonde expression du besoin du progrès. » Ces mots caractéristiques sont assez commodes. Alors en effet, si le progrès est la loi de l’humanité, le XIXe siècle est plus poétique que le XVIIe, et ainsi de suite, en sorte que le plus prosaïque de tous serait celui d’Homère. Rien, direz-vous, de plus nouveau et de plus invraisemblable; mais M. Véron n’est pas à bout d’affirmations et de théories. « Les anciens, dit-il, n’imaginaient rien, ils ne disaient que ce qu’ils voyaient, et s’ils omettaient quelque chose, ce n’était pas par cet art suprême qui retranche les détails, pour ne pas nuire à l’effet de l’ensemble, mais parce qu’ils ne voyaient pas. L’image est chez eux l’expression primitive de l’idée, sans nul effort de l’esprit. Leurs métaphores doivent être prises au sens physique, parce qu’ils disaient ce qu’ils voulaient dire, et non autre chose. » Est-il besoin de remarquer à ce propos que M. Véron ne distingue pas assez le sentiment poétique, qui est de tous les temps et qui varie suivant les personnes, de l’expression poétique, plus naturelle et plus facile aux anciens qu’aux modernes? L’imagination des peuples jeunes a une naïveté, une fraîcheur qui peut rendre leurs peintures moins savantes que les nôtres, mais qui les rend poétiques. Nous avons remplacé ce don précieux par un impérieux besoin d’analyse, qui se concilie mieux avec la science