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affirmations si positives de son ministre à Berlin, malgré les informations répétées et circonstanciées qu’il en reçoit, le gouvernement anglais semble ne pouvoir se décider à se rendre à l’évidence. Enfin, quand il n’y a plus moyen de se faire illusion, quand une déclaration sommaire et péremptoire a fait connaître les résolutions arrêtées par les trois cours, le cabinet de Saint-James, sans un mot de blâme ou de reproche, se borne à donner acte dans une phrase que lord Suffolk. admire avec une complaisante naïveté, et où se découvre à grand’peine l’intention des réserves qu’il y veut exprimer.

De l’ensemble de ces documens ressort dans son plein relief l’absence de tous scrupules et de toute pudeur de la part des trois gouvernemens, qui, jusqu’au dernier jour, font nier par leurs agens à Londres, à Saint-Pétersbourg, à Vienne, à Berlin, des faits accomplis. Et cependant, par une singulière contradiction ou par un reste de honte, chacun cherche à diminuer sa part de responsabilité dans un acte dont il sent tout l’odieux, et en rejette le plus possible sur ses voisins. Les correspondances de M. Harris confirment pleinement l’opinion que le roi de Prusse fut l’inventeur, l’instigateur et le meneur de toute l’affaire. L’édition complète des œuvres de Frédéric II, récemment publiée à Berlin, et où le texte original a été loyalement rétabli, ne peut laisser de doute sur la pensée première venue de lui. Les ouvertures faites à Catherine datent du jour où Frédéric espérait l’arrêter dans ses progrès contre les Turcs en offrant un autre but à son ambition[1]; mais Catherine avait alors d’autres projets en tête, et à l’égard de la Pologne d’autres intérêts et d’autres vues que la Prusse. Il lui convenait mieux d’y faire régner ses créatures, d’y dominer par la ruse et par la corruption, appuyées au besoin par la force, sauf à profiter un jour d’une occasion favorable pour s’en emparer, que d’en partager les dépouilles avec ses voisins. Frédéric avait facilement démêlé cette politique, et n’était pas homme à en permettre le succès; Catherine, de son côté, était trop habile pour ne pas compter avec un rival qu’elle ne pouvait se flatter d’écraser, et pour ne pas se résigner à n’être que sa complice, ne pouvant en faire sa dupe ou sa victime. Aussi plus tard, lorsque Frédéric renouvela ses instances par l’intermédiaire du prince Henri son frère, il trouva Catherine mieux disposée à l’écouter.

Frédéric, repoussé dans ses premières ouvertures à la tsarine, essaya de se tourner vers l’Autriche. Tout porte à croire que dès 1769, lors de la première entrevue qu’il eut à Neiss en Silésie avec l’archiduc Joseph, élu empereur après la mort de son père et déclaré par sa mère corégent de ses états héréditaires, il fut grande-

  1. Œuvres du grand Frédéric, Berlin 1846-47, t. VI, p. 27.