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III.

Après avoir suivi M. Harris dans le dédale d’intrigues dont Berlin était le principal foyer, après avoir assisté avec lui à ces luttes de perfidie et de convoitise dont les dépouilles de la Pologne étaient le triste but et furent la récompense inique, il nous semble à propos de mettre sous les yeux de nos lecteurs le tableau qu’il trace de la cour près de laquelle il était accrédité et le portrait du prince qui jouait le premier rôle sur cette scène agitée.

A l’époque où M. Harris représentait son pays à Berlin, Frédéric II montrait un grand éloignement pour le gouvernement anglais, qu’il accusait, non sans quelque raison, d’avoir songé beaucoup à ses propres intérêts et fort peu à ceux de la Prusse dans les négociations qui mirent fin à la guerre de sept ans. M. Harris avait donc peu d’affaires à traiter près d’une cour dont les relations avec la sienne étaient empreintes d’une froideur voisine de l’hostilité. Son rôle était celui d’observateur, et il s’en acquittait avec une vigilance et presque toujours avec une sagacité que nous avons pu trouver accidentellement en défaut, mais que ses correspondances font presque toujours ressortir à son avantage.


« Le roi de Prusse, écrit-il à lord Stormont[1] le 21 novembre 1775, est en trop mauvais état de santé pour donner la même attention que par le passé à tous les événemens qui peuvent influer sur les affaires de l’Europe. A moitié rétabli d’une maladie grave, longue, douloureuse, c’est à peine s’il trouve la force d’esprit nécessaire pour soutenir le prodigieux édifice qu’il a élevé. Incapable de former de nouveaux plans d’usurpations et de conquêtes, il semble désormais borner ses vœux à la conservation de ce qu’il possède et au maintien de la prépondérance qu’il doit à son habileté et à sa fortune. Ne pouvant échapper peut-être à la conviction intime de l’illégitimité de plus d’un de ses droits, jugeant du caractère des autres souverains d’après le sien, il éprouve enfin pour son propre compte les sentimens qu’il a si longtemps inspirés. Plein de soupçons et d’alarmes, il semble n’avoir d’autre but que de deviner les projets des cours de l’Europe sans en former lui-même. Il est inquiet de l’intimité qui unit la cour de Vienne à celle de Versailles[2], plus inquiet encore des avances que le cabinet français fait à celui de Saint-Pétersbourg et de la parfaite intelligence qui règne entre eux. Il est bien convaincu qu’il ne peut compter sur la maison d’Autriche qu’autant que l’intérêt cimente leur alliance, et que, le jour où elle cesserait d’y trouver avantage, les vieilles haines renaî-

  1. Alors ministre de la guerre.
  2. L’avènement de Louis XVI au trône, en 1774, avait naturellement rapproché les deux cours.