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eu pour son malheur une destinée bizarre, qui a été d'abord autrefois déporté en Sibérie, ensuite gracié depuis le règne d'Alexandre II et envoyé comme professeur à Kasan, puis rappelé à Varsovie l'an dernier pour professer à l'université reconstituée, et qui a vu tous ses papiers, tous ses manuscrits dévastés et détruits. Il y avait un autre homme, le prince Thadée Lubomirski, connu pour sa bienfaisance et pour son savoir, qui, lui aussi, avait des livres, des manuscrits du plus grand prix : ceux-là ont eu le même sort, de même que les collections d'objets d'art et les bibliothèques du comte Zamoyski. Quoi encore? Il n'y a pas jusqu'à un piano ayant appartenu à ce pauvre Chopin, et qui n'a point certes désarmé les envahisseurs ! Et tout, piano, collections, livres, manuscrits, meubles, tout a été jeté, entassé dans une cour, puis livré aux flammes. «La scène a commencé par le pillage pour finir par l'eau-de-vie, » suivant un mot du correspondant du Times, après quoi les maisons ont été confisquées et restent occupées militairement.

Je ne m'étonne pas que le grand-duc Constantin lui-même, associé à cette répression pendant plusieurs mois, ait fini par ressentir un certain dégoût, dont il a porté l'expression à Pétersbourg. On a essayé de voiler des dissentimens qui n'ont pas moins existé, dit-on. Le grand-duc n'était point d'accord avec ceux dont l'empereur subit l'influence. « Il faut un médecin, aurait-il dit, on veut un chirurgien, je ne serai pas cet homme. » Et il est parti précipitamment de Pétersbourg la veille même des fêtes de l'anniversaire du couronnement. Il est passé à Vienne assez sombre, fort dégoûté, pour aller tomber malade en Crimée. Le chirurgien opère aujourd'hui, et la Russie, dans cette voie où elle ne s'arrête plus, en allant d'excès en excès, ne fait que mettre à nu d'une façon plus éclatante sa situation, qui est celle d'une puissance virtuellement et moralement déchue en Pologne, n'ayant plus d'autre titre que la force et d'autre procédé pour se soutenir que l'extermination, condamnée par sa propre impuissance et par la nature des moyens qu'elle est réduite à employer : si bien qu'entre ces deux gouvernemens en présence à Varsovie et dans toute la Pologne c'est un pouvoir clandestin, anonyme, qui a l'apparence d'un gouvernement régulier plus que l'autorité russe elle-même.

Ainsi s'enflamme chaque jour et se déroule cette lutte, faisant du sol polonais tout entier le théâtre d'une poignante tragédie nationale, résumant d'un côté le duel intérieur de la Russie et de la Pologne, et d'un autre côté attirant invinciblement l'Europe de toute la force d'un intérêt d'humanité, de droit, de civilisation, d'équilibre universel. C'est là le résultat de ces événemens : ils placent la Russie entre la Pologne, qui se débat, qui se relève sous son