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avec les lois morales ; il connaît la mesure de ses forces et de ses aptitudes, ce qui équivaut à la pleine possession de soi-même. Ses erreurs l’ont quitté l’une après l’autre, et le monde n’a plus de pièges pour lui, ce qui équivaut à la pleine possession de la vie. Sa volonté n’a plus aucun de ces caprices qui créent la douleur et le danger, parce qu’ils sont en désaccord avec l’ordre moral, ce qui équivaut à la complète sécurité. Il a courbé l’orgueil indiscipliné de son moi individuel devant la sagesse des lois générales, ce qui équivaut à la perfection morale. À ce moment, cet humble fils de bourgeois pourrait dire comme l’empereur Marc-Aurèle : « O univers ! je veux ce que tu veux. » Ce développement harmonique de son être, il l’a enfin trouvé, mais d’une manière bien différente de celle qu’il avait rêvée. Sérénité, sécurité, domination de soi-même, claire intelligence des lois du monde et du but de l’existence, voilà le vrai bonheur, celui qui nous rend maîtres ès-arts de la vie. Nous le payons cher la plupart du temps ; il y a toujours quelque souvenir importun ou douloureux, quelque méprise fatale, quelque erreur homicide au fond de ce bonheur. Le doux Wilhelm ne compte-t-il pas deux victimes dans sa vie d’apprentissage, la charmante et passionnée Marianne, la sensible et poétique Mignon ? Et Goethe ne traîne-t-il pas après lui le souvenir de Frédérique Brion ? Heureux cependant celui qui peut s’en tirer à aussi bon compte que Wilhelm et que Goethe !

L’âme étant arrivée à cet état de rassérènement et à cette réconciliation avec le monde et la vie, alors commence pour l’individu la véritable période de l’action. Jusque-là, l’action s’était confondue avec la passion, dont elle pouvait justement porter le nom. Incertaine, fiévreuse, turbulente comme la jeunesse, pleine des maladresses de l’apprentissage, elle était aussi puissante pour l’erreur que pour la vérité, et détruisait plus qu’elle ne créait. Maintenant l’individu peut la diriger à son gré, comme un bon ouvrier dirige son outil, d’une volonté ferme, froide et sûre d’elle-même. Agir, et non rêver ou contempler, voilà désormais sa joie. Jusqu’alors et tant qu’a duré la période de la jeunesse, il a vécu des bienfaits de l’éducation et du fonds acquis par les innombrables générations qui l’ont précédé. Maintenant il va par l’action ajouter quelque chose à ce fonds social et rendre tout ce qu’il en a reçu. Le voilà créateur à son tour, il fait partie intégrante de ce vaste système d’activité universelle qui entretient et renouvelle la vie générale. C’est là son suprême titre de noblesse, car par l’action il fait deux choses, il affirme son individualité et en même temps il l’abdique, il pose son moi en face de l’univers et en même temps il le place dans un acte qui lui échappe, il se concentre en lui-même et en même temps il