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un très grand nombre d’Afghans, professant extérieurement le culte de Mahomet, se déclarent, dans leurs épanchemens intérieurs, des sufis ou philosophes. Ce sont de purs déistes admettant une création et par conséquent un créateur, mais ne croyant à aucun des messagers ou prophètes de cette divinité plus ou moins bien conçue. Ils aiment à traiter les matières théologiques, mais leurs controverses et leurs spéculations ont un cachet d’obscure subtilité qui déroute en peu d’instans l’auditeur le plus attentif. Le populaire honore les saints, croit aux sorciers, aux amulettes, à l’astrologie, à toute sorte de présages que le hasard fournit, que la sottise interprète.

Ce serait omettre un côté important de notre sujet que de ne pas dire quelques mots de l’organisation militaire de ce pays, appelé peut-être, dans l’avenir, à un rôle essentiel, soit qu’il ait encore à combattre les progrès de l’ambition anglo-indienne, soit qu’il ait à intervenir dans le duel futur de la Russie et de la Grande-Bretagne, toutes deux engageant le fer dès aujourd’hui et se portant des atteintes détournées en attendant que la lutte devienne plus franche. Il y a dans l’Afghanistan une armée régulière et une milice nationale. La première comprend dix-sept ou dix-huit régimens d’infanterie, disciplinés à l’européenne et portant les uniformes de rebut que vendent à l’émir les agens de l’intendance militaire anglo-indienne. Il faut y ajouter trois ou quatre régimens de cavalerie légère (dragons), formés, équipés de la même manière, et une artillerie d’environ cent pièces de canon, la plupart en bronze et fabriqués dans le pays. Les régimens, nominalement sous l’autorité de l’émir, sont distribués entre les princes du sang et les gouverneurs de province, sans le moindre égard aux aptitudes militaires de ces hauts personnages, dont chacun organise à sa manière le corps dont il est komédan (commandant) au moyen d’un état-major qu’il compose en général de ses créatures, quelquefois de ses esclaves. Le gouvernement fournit les armes et les uniformes à un prix fixé d’avance, et qu’on déduit ensuite de la paie due aux soldats. La difficulté de se procurer ou de fabriquer des capsules limite jusqu’à présent le nombre des armes à percussion qu’on peut distribuer aux troupes régulières. La solde militaire se fait tantôt en argent, tantôt au moyen d’une concession de terres sur lesquelles va s’établir la famille de l’engagé, à moins que l’engagé lui-même ne la loue à quelque fermier. Le gros de l’armée se compose de véritables Afghans, de ceux qui appartiennent aux tribus pur sang; mais on y compte un assez grand nombre de Tajiks[1], quelques

  1. Les Tajiks sont, après les Afghans, la race la plus nombreuse des deux régions (Kaboul et Khorassan) qui constituent, à vrai dire, le pays dont nous parlons. On les croit d’origine persane, et de tout temps ils ont été établis à l’ouest de la contrée. C’est une population agricole, nullement nomade, et sans répugnance pour les métiers industriels. ils sont mahométans sunnites, très ignorans, très superstitieux, mais d’un naturel beaucoup plus calme, beaucoup plus docile que celui de la race conquérante, à laquelle ils se soumettent sans effort ni ressentiment.