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ressemble tout à fait, avec ses cheveux brun clair et son teint presque blanc, à un de nos compatriotes. Confident du sardar et commandant en chef de ses troupes, il occupe une position fort importante. C’est lui qui est chargé de nous en tout et pour tout; aussi vient-il nous voir presque chaque jour, et tantôt empruntant un uniforme, tantôt un casque, tantôt une paire de bottes, à l’un ou à l’autre, il s’efforce de s’équiper à l’européenne. Son tailleur n’est malheureusement pas fort expert, et comme l’empois est inconnu des blanchisseuses afghanes, il a toujours l’air un peu dissipé avec ses gilets à moitié déboutonnés, ses cravates lâches, ses cheveux dont le peigne n’approche guère, et son casque posé de côté. Nous en rions sans trop nous gêner, et sans qu’il prenne la mouche. Dans nos entretiens intimes, il avoue qu’il regrette la vie sauvage et libre de ses montagnes natales; mais en public il professe la plus grande vénération pour les Afghans et le culte du vrai Dieu. Ayant la responsabilité de l’administration militaire, et obligé d’aviser, sans argent ni matériel, à ce que les troupes soient équipées et tranquilles, il passe sa vie dans des craintes perpétuelles malgré la confiance dont l’honore le prince.

«... Pendant une de nos promenades avec le sardar, nous rencontrâmes, il y a deux jours, une kafila (caravane) de chevaux. Ils arrivaient conduits, au nombre de soixante-dix ou quatre-vingts, par les trafiquans qui les étaient allés chercher du côté d’Hérat et de Maimouna. Le prince, à peine les eut-il vus, dépêcha son mir-akhor ou grand-écuyer, pour les inspecter et faire son choix. Une vingtaine des plus beaux ont été amenés aujourd’hui dans la cour qui précède la salle d’audience de l’héritier présomptif, et alors a commencé une scène que l’Afghanistan seul peut voir se jouer.

« Le sardar, après s’être complu à énumérer les défauts des bêtes qu’il avait sous les yeux, s’est adressé à ses courtisans, et avec toutes les formes extérieures de la générosité, de l’équité la plus exquise, leur a demandé ce que pouvaient valoir, à leur avis, des montures de si mince mérite. Le mir-akhor s’est hâté de répliquer que, si elles étaient en meilleur état, on pourrait bien donner 30 roupies de chacune, mais que la libéralité du sardar, prenant en considération le long voyage des maquignons, lui ferait porter ce prix sans nul doute à 45 roupies. Approbation générale et grand bruit d’applaudissemens. Le sardar reprend la parole; sa magnanimité va au-delà de ce qu’on attend d’elle : il donnera 50 roupies par cheval. Cette fois-ci, l’enthousiasme de l’assistance est au comble, et se traduit par une clameur formidable. Les pauvres trafiquans, eux, de crier aussi à tue-tête, mais pour se plaindre. Ils invoquent le témoignage de tous leurs saints prophètes, jurant qu’on les ruinera si on leur paie leur marchandise à ce prix purement nominal. — Cinquante roupies! c’est moins qu’ils n’ont dépensé en fourrages et en droits d’octroi... On ne les laisse pas achever; leur basse ingratitude devient l’objet d’une réprobation unanime, et on les prie de se taire,... ce qu’ils font aussitôt, l’air confus et le nez fort bas. Ils savent par expérience ce qu’il leur en coûterait de se montrer plus récalcitans. Voilà le marché conclu, après quoi ils se retirent, maudissant tout bas le sardar et se hâtant de quitter la ville pour se diriger vers Shikarpore[1], où ils ne laisseront

  1. Sur le territoire nord-ouest des possessions anglaises.