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«... Bien que les nouvelles de l’Inde soient toujours meilleures[1], nous venons de passer par une crise violente, qui a commencé par un accident futile. Un tout jeune homme de race hindoue, jouant avec des Afghans de son âge, s’amusait à répéter tout haut le kalima (le credo mahométan). Un mullah passe, l’entend, saisit l’adolescent épouvanté, le traîne au masjid (mosquée) le plus voisin, et demande qu’on procède immédiatement aux opérations qui feront de ce converti de nouvelle espèce un enfant de l’islam bien et dûment classé. Moitié crainte du mal, moitié pour ne pas irriter ses parens, le pauvre garçon crie et résiste. Quelques-uns de ses coreligionnaires accouraient déjà. Réclamations des parens, refus obstiné des mullahs. Les muhtassibs (la police) s’en mêlent. Le jeune homme, objet du litige, s’en va coucher en prison, en attendant que le cazi ait prononcé. Grande rumeur, la ville est en l’air. Dès le matin, le sardar est mis en demeure de faire droit. Il avait reçu pendant la nuit, de la corporation hindoue, une prime de 3,000 roupies, et, en vertu d’ordres secrètement donnés, on avait laissé s’évader le jeune captif. Les mullahs, tout en rechignant, sont obligés d’accepter l’excuse, et l’affaire semble terminée; mais deux jours après la mèche est éventée, la conduite du sardar est mise à jour. Les malédictions de tout le clergé mahométan, ses menaces éclatent de tous côtés. On tirera vengeance du traître, de l’incroyant!... et toutes ces clameurs ne laissent pas d’inquiéter l’héritier présomptif. Sur ces entrefaites, la mission anglaise venant à traverser le char-su (marché central), le chef des mullahs, appuyé par de nombreux acolytes, nous interpelle par toute sorte d’injures adressées aux infidèles en général, à nous en particulier et au sardar, qui s’est fait notre soutien. Nous passons sans répondre et revenons à la citadelle par un autre chemin ; l’affaire est portée devant le sardar, qui prend feu tout aussitôt, envoie sa garde parcourir les bazars, fait fermer les magasins de livres, décrète l’expulsion de tous les mullahs, et ordonne que de huit jours ils ne pourront rentrer en ville. Ce châtiment sommaire les irrite au lieu de les calmer. Le corps tout entier, à savoir eux et leurs disciples (ce qu’on appelle le talebu-l-ilm) au nombre de cinq ou six cents, se rend en cérémonie dans un des ziarats (temples) les plus vénérés, à un demi-mille de la ville, hors la porte de Caboul. Puis, de connivence avec les gardiens des portes, hissant le pavillon vert, ils rentrent dans la cité, ameutent la populace et vont démolir la maison du cazi, qui se réfugie dans son haram (asile toujours sacré pour les Afghans), afin de sauver ses jours menacés. Les gardes particuliers du sardar se portent sur le lieu du tumulte et dispersent l’émeute à coups de crosse.

« Pendant que tout ceci se passait à un bout de la ville, un convoi funéraire hindou, s’acheminant vers le cimetière, rencontre une partie des mullahs qui rentraient à Kandahar. Aux cris répétés d’Allah, ceux-ci fondent sur le cortège terrifié, entraînant avec eux la canaille musulmane. Le corps est laissé à leur merci et traité avec la dernière ignominie, foulé aux pieds, couvert de crachats, traîné dans l’égout, et enfin jeté sur un tas de fumier où on l’abandonne. Grand embarras pour le sardar, qui voudrait

  1. Fin janvier et premiers jours de février 1858.