Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 48.djvu/276

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

accusent une tendance qui est propre à l’artiste encore plus qu’à son siècle, et qui nous conduit à parler de ses autres productions.

Apelle, dont l’imagination était riante et facile, mais craignait les grands efforts, ne s’est point aventuré dans le monde des créations pures. Ces types nombreux que les artistes des époques précédentes se plaisaient à enfanter, ces manifestations variées de la beauté qui se résumaient en une seule personne, Jupiter ou Junon, Apollon ou Minerve, Neptune ou Vénus, ne l’attiraient point; ces êtres que les poètes avaient faits plus grands que l’homme, et que les artistes avaient faits plus beaux, il ne cherchait point à retracer leur histoire, leur légende, leurs luttes, leurs amours. Il préférait ce jeu d’esprit qui donne un corps aux qualités ou aux vices de l’humanité, et qui a tant charmé les modernes par des combinaisons ingénieuses et froides, je veux dire l’allégorie. Le célèbre tableau de la Calomnie, qui est décrit par Lucien, expliquera mieux que je ne pourrais le faire comment le grand artiste entendait l’invention.

Sur la droite du tableau, dit Lucien, on voit un homme avec de grandes oreilles, assisté de deux femmes, l’Ignorance et le Soupçon, cet homme, qui tend de loin la main à la Calomnie, c’est le Public, crédule, envieux, avide de scandale, et qui croit au mal plus volontiers qu’au bien. De l’autre côté s’avance la Calomnie, ses traits sont ceux d’une femme admirablement belle, son expression est fière, un peu crispée : on sent la colère et la passion. D’une main elle tient une torche allumée, de l’autre elle traîne par les cheveux un jeune homme qui lève les bras vers le ciel pour attester les dieux. Elle est conduite par un homme pâle, défait, aux yeux caves, au regard sombre, l’Envie, et par ses deux compagnes inséparables, la Tromperie et l’Embûche. Elle est suivie par une figure triste, lugubre, aux vêtemens déchirés, le Repentir, qui tourne en arrière ses regards pleins de honte et contemple la Vérité, qui s’approche.

Certes voilà une œuvre compliquée, qui pouvait se compliquer encore à l’infini, car nos vices et nos vertus sont sans nombre et se tiennent par mille liens. Le spectateur était attaché, sentait la moralité du sujet, devinait peu à peu le sens de chaque figure et se réjouissait de sa pénétration; mais est-ce là le but véritable de l’art? De telles conceptions, subtiles et savantes, ressemblent-elles en rien à de l’inspiration? Je n’ose critiquer davantage un sujet qui a plu aux maîtres modernes, et que plus d’un guidé par la description de Lucien, a voulu faire revivre. Ainsi la Calomnie d’Apelle a été retracée sur une faïence que l’on conserve à Rome; Holbein en faisait un frontispice pour Froben, l’imprimeur d’Érasme; notre Poussin, après avoir été éloigné de Paris par les intrigues de Vouet, se consolait en peignant le tableau que l’on a vu à Venise dans le palais Manfrin. Cependant ce genre de composition fatigue promptement,