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car les Ioniens avaient le goût de l’éclat, des couleurs gaies et fleuries. Tantôt il donnait à ses déesses ou à ses courtisanes divinisées une chair blanche et lumineuse qui ne trahissait rien d’un sang mortel; tantôt il projetait sur la poitrine et le visage d’Alexandre les reflets enflammés de la foudre qu’il portait, et l’impression était si saisissante qu’on croyait voir le roi de l’olympe. En même temps, se défiant de sa tendance à prodiguer ou la pâleur ou l’éclat, il s’attachait à fondre les tons, à les dégrader par nuances, à passer, à l’aide de transitions savamment ménagées, de l’ombre à la lumière: les parties obscures soutenaient et faisaient ressortir les parties claires; c’est l’art où quelques maîtres modernes, Léonard de Vinci surtout, ont excellé. Ce n’était point assez : pour obtenir une harmonie plus douce et plus parfaite, il avait un secret qui lui était propre. Il appliquait sur son tableau terminé une teinte, une sorte de vernis qui rendait plus sourdes les parties brillantes, qui faisait briller les parties sombres : quoique sensible au toucher, cependant l’enduit était fin et transparent ; de loin on croyait voir la peinture à travers un verre. Était-ce cette gomme précieuse que produit encore l’île de Chio, et dont l’art moderne fait usage? Apelle avait tenu caché son procédé, il ne le consigna même pas dans ses écrits, car il composa des traités sur la peinture et les dédia à Persée, son élève préféré, mais obscur, dont il sauva ainsi le nom de l’oubli.

Si l’on compare Apelle à Polygnote, le grand peintre du siècle d’Alexandre au grand peintre du siècle de Périclès, on sent, par l’opposition de leur vie aussi bien que de leurs œuvres, combien les époques sont différentes, combien, en moins de cent cinquante ans, la société grecque s’est altérée et l’art amoindri. Les deux artistes quittent leur patrie et se fixent successivement dans divers pays, mais Polygnote pour être indépendant, Apelle pour plaire aux rois; le premier donne ses œuvres sans salaire, le second les fait payer au poids de l’or; le premier se voit sollicité par les villes les plus fameuses, qui lui offrent leurs temples à décorer, le second recherche la faveur des souverains et craint leur colère. Polygnote, libre dans des républiques libres, va de pair avec les plus grands citoyens, il n’accepte que les honneurs du Prytanée, et ce sont les peuples qui acceptent ses bienfaits; Apelle, enjoué, délicat, spirituel, ne réussit qu’à sauvegarder sa droiture sur le terrain glissant des cours. Tous deux ont aimé les belles femmes ; mais Polygnote prenait pour maîtresse Elpinice, fille et sœur de rois, tandis qu’Apelle emmenait chez lui la courtisane Laïs, qu’il rencontrait à la fontaine, ou bien une royale concubine qu’Alexandre daignait lui abandonner. Quelque part qu’abordât Polygnote, il était accueilli comme un triomphateur; Apelle redoutait certains parages où régnaient les