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génies comme les plus doux talens de notre époque auraient beau le nier, ils lui doivent leur principale initiation. Quant à ceux qui se contentent d’aimer et de goûter les lettres, pour peu qu’ils se soient sentis vivre, ils lui doivent la notion de la vraie beauté des choses de Dieu, et, par l’effet du prodige d’éternelle fécondité qui caractérise le génie, Rousseau étendra à jamais son influence, même sur ceux qui ne l’auront pas lu, puisque tout ce qui a été écrit après lui sur la nature n’est qu’un reflet plus ou moins modifié de son rayonnement.

Vingt ans après avoir pensé ainsi sur Rousseau, pensant toujours de même et ne sentant pas faiblir la plénitude de ma reconnaissance, j’ai voulu, moi aussi, voir les Charmettes.

Entre plusieurs raisons qui de Toulon me faisaient revenir à Nohant par Chambéry, — ce qui n’est pas précisément la route, — le désir de faire mon pèlerinage à cette illustre maisonnette avait pesé beaucoup dans ma résolution, et pourtant j’approchais du sanctuaire avec un peu de souci. Je ne savais pas si je retrouverais là ce que j’y venais chercher, et si la vue des choses ne trahirait pas l’idée que je m’en étais faite; mais cette crainte se dissipa pendant que la voiture montait au pas ce ravissant chemin ombragé si bien décrit par Jean-Jacques, et semblable à ce qu’il était de son temps. Peut-être est-il mieux entretenu et plus fréquenté, peut-être beaucoup d’arbres qui paraissent vieux ont-ils déjà été renouvelés, car, dans les plis frais et fertiles de la vallée de Chambéry, les arbres poussent avec une vigueur étonnante, et nulle part je n’en ai vu de si sains, de si beaux, et en si grande quantité; mais ce qui n’a pas changé, c’est le soudain mouvement de la colline qu’il faut gravir, c’est le ruisseau dont on remonte le cours, ce sont les beaux herbages et les fleurs printanières qui tapissent ses rives, c’est le caractère doucement mystérieux de cette région couverte et enfermée qui semble inviter aux plaisirs de la rêverie et aux charmes de l’intimité. Enfin on arrive à mi-côte du vallon des Charmettes (car ce n’est pas seulement la maison habitée par Mme de Warens qui s’appelle ainsi, c’est tout le pays environnant), et du chemin rapide on gagne la maisonnette par une courte pelouse plus rapide encore.

Cet ermitage a été souvent décrit depuis Jean-Jacques, et pourtant je tenais à me le décrire à moi-même, car je voulais emporter des moindres détails un de ces souvenirs précis et complets qui nous permettent de posséder certaines localités comme nous possédons notre propre demeure. N’est-il pas agréable de retourner de temps en temps faire certaines promenades imaginaires, et, quand on se déplaît quelque part, de pouvoir aller par exemple passer en rêve quelques heures aux Charmettes?