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leur mémoire et celle de leurs amis ou ennemis dans l’avenir. Rousseau a dû se dire : « Ma bienfaitrice sera méconnue à cause de moi, comme je suis calomnié à cause d’elle. Je dirai donc ce qui a été, ce qu’elle fut, ce que j’étais. Je dirai tout. Cette femme avait mille grandes qualités pour racheter un seul vice; elle gagnera à mon récit tout ce que mon silence lui ferait perdre. » Et ce vice même qu’il avoue, il l’atténue avec une puissance d’analyse et une recherche d’examen vraiment admirables. Il montre qu’elle n’était réellement pas vicieuse, mais plutôt folle de sang-froid, égarée par un sophisme fort répandu à cette époque sophisme funeste qui avait détruit en elle, comme chez tant d’autres plus haut placées, le sens moral de l’amour. Claude Anet est devenu si vague dans les souvenirs de la localité, que quelques personnes ont révoqué en doute son existence. Rousseau ne pouvait prévoir que leur vie des Charmettes s’effacerait ainsi. On avait trahi tous les secrets qu’il avait confiés. Il dut penser que celui-là deviendrait la risée de ses ennemis, il le dévoila, mais en quels termes pénétrés d’affection et pénétrans de vérité! Comme il nous a fait aimer et respecter cette humble figure du serviteur devenu le maître de la maison par la force de son intelligence et la dignité de son caractère ! Certes dans cette étrange association il y avait trois coupables; mais comme on voit bien qu’il n’y avait qu’un corrupteur entre deux hommes chastes et sincères, et que ce corrupteur, c’était le fatal sophisme de Mme de Warens! Et comme la véritable affection de ces deux hommes l’un pour l’autre est un hommage rendu à Mme de Warens elle-même, à ce qu’il y avait en elle de vertus viriles, puisque son impudeur ne la leur rendait ni moins chère ni moins respectable ! Ceci d’ailleurs se passait à l’époque la plus corrompue qui fut jamais. Quelle délicatesse de sentimens chez Rousseau, et quelle saine appréciation de l’amour vrai dans le récit de cette honte et de cette douleur de sa jeunesse! Comme ses larmes éperdues et comme l’austère silence de Claude Anet protestent contre la contagion du siècle dont Mme de Warens était la proie! Tenez, nous appartenons à une époque dont les mœurs sont encore pires peut-être, mais dont les principes sont meilleurs : eh bien ! je vous réponds qu’au nombre des leçons qui ont aidé les hommes de bien à surnager sur l’abîme du mal depuis cinquante ans, le récit de Jean-Jacques est une des plus saisissantes, tant il est vrai que Jean-Jacques, à travers les plus tristes réalités de sa vie, est toujours l’apôtre le plus sincère et le plus éloquent de l’idéal.

— Vous plaidez avec chaleur, et vous m’obligez à vous céder sans être convaincu, parce que je ne veux pas plus que vous transporter notre discussion sur le terrain d’une controverse religieuse.; mais il est des principes qui deviennent généraux et absolus à force