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Sarti la plus grande joie de sa vie. Après avoir longtemps erré dans les différentes parties de l’Allemagne, après avoir séjourné successivement à Berlin, Dresde, Weimar, Leipzig, Munich, Vienne, où il se trouvait à l’époque du congrès, le chevalier fut attiré dans la ville de Manheim, où je l’ai rencontré pour la première fois vers 1820. Il pouvait avoir alors à peu près quarante ans, car je n’ai jamais su la date précise de sa naissance. Il habitait un petit appartement fort modeste, et passait son temps dans l’étude de la philosophie, de la politique et de l’art, mais surtout dans le culte des souvenirs de sa jeunesse, vers lesquels il se sentait de plus en plus ramené au moment où je reprends cette humble histoire d’une âme.

C’était un homme assez singulier que le chevalier Sarti à l’époque où le hasard me le fit connaître. D’une taille élancée, d’une figure noble et très expressive, il paraissait beaucoup plus jeune que son âge. Sa mise était toujours soignée, mais sans recherche ; ses manières polies et réservées et la distinction de sa personne indiquaient un homme de la meilleure compagnie. Il parlait fort bien plusieurs langues, particulièrement la langue de cette nation allemande au milieu de laquelle il vivait, et dont il aimait beaucoup la littérature ; Il avait fréquenté les universités de ce grand pays de la science, entre autres celles d’Iéna et d’Heidelberg, où il était resté plusieurs années. Son esprit offrait un assemblage assez curieux d’aptitudes diverses qui semblent s’exclure dans la plupart des hommes : à une imagination tout italienne, avide d’images, de mouvement et de lumière, il joignait le goût de la méditation et se complaisait dans l’étude des principes. Il y avait à la fois chez lui du poète et du métaphysicien, et il me faisait l’effet de l’un de ces philosophes inspirés de l’antique Italie qui allaient devisant sur l’origine des choses. Dans sa conversation piquante et chaleureuse, l’observation du cœur humain tenait autant de place que les considérations générales sur la marche des idées. C’était un platonicien attardé sous le règne du christianisme, et il mêlait aux doctrines de l’idéal et de la grâce, qui faisaient le fond de sa nature, je ne sais quel besoin d’analyse et d’émancipation indéfinie qui caractérise les temps modernes. Ces contrastes, qu’on aurait pu prendre pour des contradictions, se retrouvaient aussi dans ses opinions politiques. Il aimait la liberté, et les grands principes de la révolution française n’avaient pas de partisan plus dévoué que lui. Cependant il pleurait la chute de sa patrie et regrettait le siècle où Venise était encore une des puissances souveraines de l’Italie. Aristocrate par les mœurs, par les habitudes, par la pureté de son goût et le choix de ses relations, le chevalier était sympathique par la raison aux théories les plus avancées de la démocratie moderne. Dans la synthèse