Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 48.djvu/376

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

œuvres, heureuse de l’estime qu’elle inspirait, même à ses ennemis, et de l’affection profonde que lui témoignaient ceux qui avaient l’avantage de la connaître, cette femme d’élite régnait paisiblement sur la société qu’elle s’était créée à son image. Les qualités morales étaient chez elle plus remarquables encore que l’intelligence, et on ne pouvait reprocher à Mme de Narbal que de prodiguer un peu trop les témoignages de son affection, de n’avoir pas toujours la force de résister au plaisir de faire des contens, si ce n’est des heureux. Son hospitalité aurait pu être moins facile à l’égard des personnes qui avaient le don de lui plaire. Dans cette nature naïve et réservée tout à la fois, où la spontanéité la plus charmante n’empêchait pas la réflexion ni le mystère, il y avait comme un excès d’activité bienfaisante, une surabondance de charité qui avait besoin de s’exercer n’importe comment et sur le premier objet venu. Il lui fallait des malades à soigner, des pauvres à soulager, des enfans à instruire, et des amis dont elle pût diriger la destinée. Telle était Mme de Narbal lorsque le chevalier Sarti lui fut présenté par M. Thibaut, jurisconsulte célèbre, professeur de droit à l’université de Heidelberg et l’un des premiers dilettanti de l’Allemagne[1].

On était en automne. Mme de Narbal était dans son petit salon, assise près d’une table avec sa fille Fanny et ses deux nièces Aglaé et Frédérique. Une lampe couverte d’un abat-jour projetait une lumière discrète, favorable aux causeries intimes. Un piano occupait un des angles de la pièce. Des portraits de famille, ceux de Mozart et de Goethe, avec le costume qu’il portait en l’année 1774, où parut Werther, étaient suspendus aux murs du salon, dont les fenêtres, ouvertes sur le jardin, laissaient apercevoir l’ombre épaisse du bois. Un ciel limpide et doux, au milieu duquel se détachaient des myriades de points lumineux, qu’absorbait la clarté plus vive de la lune, conviait l’imagination aux charmes de la rêverie, qui est à l’esprit fatigué par les soucis de la vie ce que les nuages sont à la terre desséchée, une source fécondante.

La porte s’ouvrant à deux battans, le domestique annonça M. Thibaut et le chevalier Sarti. Une vive curiosité se manifesta dans le groupe des jeunes filles, qui, à l’exemple de Mme de Narbal, se levèrent spontanément pour faire honneur aux deux visiteurs. La présentation se fit avec une simplicité cordiale ; mais une question adressée par Mme de Narbal au chevalier donna, bientôt après l’échange de quelques propos insignifians, un tour original à la conversation.

  1. M. Thibaut, qui a été lié avec le héros de cette histoire, est l’auteur d’un petit livre sur la Pureté de l’art musical (Uber Reinheit der Tonkunst, 1826, Heidelberg.