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beaux yeux, dont l’expression n’était pas douteuse. Sa peau lisse et d’un blanc mat reflétait déjà ces teintes légèrement dorées qui annoncent l’approche de la saison critique. Grande liseuse de romans, Mme Du Hautchet affichait d’énormes prétentions à la sensibilité, qu’elle avait soin de tempérer par des principes sévères, pour se donner les apparences d’une vertu immolée, ce qui avait séduit la comtesse de Narbal. Sa conversation précieuse et guindée était celle d’une petite bourgeoise de province au cœur sec et dévoré de dépit de n’être que la moitié délaissée d’un scribe judiciaire. Aussi n’avait-elle reculé devant aucune importunité pour s’introduire chez Mme de Narbal, dont elle avait capté la bienveillance par des momeries de tendresse envers sa fille et ses deux nièces. Mme Du Hautchet détestait la belle musique, à laquelle son âme stérile ne pouvait rien comprendre, mais elle feignait de l’aimer beaucoup pour complaire à la comtesse, dont c’était la passion. Ces deux femmes, si opposées par le caractère et la position sociale, n’en étaient pas moins parvenues à s’entendre, grâce à l’hypocrisie obséquieuse et aux afféteries sentimentales de Mme Du Hautchet, qui avaient séduit la haute simplicité de Mme de Narbal.

— Monsieur, dit Mme Du Hautchet au chevalier, près de qui elle était placée à table, vous avez beaucoup voyagé, à ce que m’a dit la comtesse ?

— Oui, madame, répondit le chevalier ; excepté la France, où je ne suis jamais allé, je connais à peu près toute l’Europe.

— Quelle est la partie de l’Europe que vous préférez, monsieur ? répliqua Mme Du Hautchet en se pinçant des lèvres imperceptibles qui n’étaient pas à dédaigner, car elle avait une bouche charmante.

— Après le pays où je me trouve en ce moment, répondit le chevalier sur un ton de galanterie qui ne lui était pas habituel, il n’y a pas de contrée qui vaille pour moi le coin de terre béni qui m’a vu naître.

— Il faut avouer, dit Mme de Narbal, que vous avez de bien bonnes raisons pour aimer le coin de terre qui s’appelle Venise, une des merveilles du monde !

— Vous vous trompez, comtesse, répliqua le chevalier, car je ne suis pas né à Venise même, mais dans une province de l’ancienne et illustrissime république de Saint-Marc. Ce qui m’attache à la ville sacrée des doges, c’est bien moins la beauté de ses monumens, l’éclat de son histoire et les tristesses de sa ruiné, que des souvenirs intimes de ma vie, et les souvenirs, c’est la patrie !

— Si, comme j’ai cru le comprendre, aucun obstacle politique ne s’oppose à votre retour vers ces rivages enchantés, répondit Mme de Narbal, laissez-moi former le vœu, chevalier, que nous pourrons