— Je m’estimerai heureux, mademoiselle, répondit le chevalier, de me ranger au nombre de vos admirateurs.
À ces paroles prononcées sur un ton de froide politesse, Frédérique resta silencieuse, et s’échappa du groupe pour aller au-devant de Mme de Narbal.
M. Thibaut arriva le soir de Heidelberg. Il recherchait la société du chevalier, dont l’instruction variée, l’esprit poétique et le goût passionné pour la musique, lui fournissaient matière à d’aimables et fructueuses discussions. Né dans une petite ville du Hanovre, en janvier 1772, M. Thibaut avait fréquenté successivement les universités de Gœttingue, de Kœnigsberg et de Kiel. Il avait été nommé professeur de droit d’abord à Iéna, et puis à Heidelberg, lorsqu’on réorganisa, en 1805, cette vieille université, qui remonte aux dernières années du XIVe siècle. Homme excellent et fort considéré pour ses travaux sur le droit romain, M. Thibaut consacrait ses loisirs et sa fortune à satisfaire sa passion pour l’étude approfondie de l’art musical. Il s’était formé une des plus riches collections de musique ancienne qui existât en Allemagne. Son goût un peu exclusif pour les sources premières et les monumens de l’art avait engagé M. Thibaut à remonter le cours de l’histoire jusqu’à Palestrina et Orlando di Lasso, dont les œuvres, péniblement recueillies, formaient la base de sa collection. Il avait rattaché ces deux grands maîtres au mouvement produit, aux XIVe et XVe siècles, par ce qu’on appelle l’école gallo-belge, dont ils sont l’épanouissement harmonieux. Redescendu vers les temps modernes, M. Thibaut avait plus particulièrement fixé son admiration sur Sébastien Bach et sur Haendel pour l’Allemagne, sur les premiers maîtres de l’école napolitaine, Scarlatti, Léo, Durante, et les Vénitiens Gabrielli, Legrenzi, Caldara, Lotti et Benedetto Marcello, pour l’Italie. Préoccupé avant tout de musique religieuse et des concerts de la voix humaine, M. Thibaut ne dépassait guère la seconde moitié du XVIIIe siècle, qui marque l’avènement de la musique instrumentale, et ce n’est qu’avec réserve qu’il parlait d’Haydn, de Mozart et de Beethoven surtout, dont le génie épique et si profondément passionné lui était peu accessible. Esprit modéré, âme douce et pacifique, M. Thibaut avait choisi dans l’art musical les maîtres qui traduisaient le mieux ses propres sentimens, et il s’était enfermé dans la période historique qui s’écoule de 1560 à 1760, c’est-à-dire depuis l’apparition de Palestrina jusqu’à la mort de Haendel. Il avait fondé à Heidelberg une société chantante, composée d’artistes et d’amateurs qu’il dirigeait lui-même, et à laquelle il faisait exécuter tous les morceaux de musique ancienne qu’il parvenait à se procurer. La maison de Mme de Narbal lui était infiniment agréable, parce qu’il y trouvait un groupe