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créer pour leur pays des mœurs publiques en le provoquant à intervenir dans ses propres affaires par l’action permanente de sa pensée. Une telle intervention peut seule en effet élever les esprits et les cœurs, car elle associe au respect du droit d’autrui l’instinct salutaire de la responsabilité. Le plantureux régime de la stabulation, lors même que le troupeau aurait acquis le droit de choisir son berger, ne saurait valoir pour une nation à quelque prospérité qu’il la conduise, l’usage quelquefois hasardeux, mais toujours moralisateur, de sa propre liberté. Assignez telle origine qu’il vous plaira au pouvoir absolu, substituez le texte d’un plébiscite au dogme de la légitimité : si le pouvoir demeuré sans frein contre ses propres entraînemens, ces formules ne changeront rien au fond des choses, et la nature humaine persistera en dépit des théories. Louis XIV et Napoléon Ier, encore que leur puissance émanât d’un principe contraire, ont rencontré les mêmes tentations et fait échouer leur pays sur les mêmes écueils.

Les cahiers des bailliages attestent avec quelle impatience la France, qui avait peut-être plus souffert du gouvernement des grands princes que de celui des princes médiocres, attendait l’organisation définitive d’un pouvoir inspiré par la pensée du pays et contrôlé par ses légitimes représentans. La lecture de ces importans témoignages démontre que les désaccords naturels entre trois ordres sauvegardant des intérêts différens n’affectaient pas l’unanimité des vœux touchant les principes généraux de la future constitution politique. C’est ainsi par exemple que la doctrine de l’inviolabilité royale et de la responsabilité ministérielle est exposée dans les cahiers des trois ordres, et plus spécialement dans ceux de la noblesse, avec une insistance et une précision qui donnent aux rédacteurs de ces documens une avance singulière sur certains publicistes de la démocratie contemporaine. Enfin la liberté de la presse est envisagée par la plupart des bailliages comme l’instrument nécessaire de tout gouvernement représentatif, à ce point que le clergé lui-même, en réclamant une protection spéciale pour les dogmes catholiques, ne fait pas difficulté de reconnaître qu’en matière administrative et politique cette liberté devient la sanction et la garantie de toutes les autres[1].

Malheureusement, au sein de l’assemblée nationale, le souvenir des mandats et la rectitude des instincts ne tardèrent pas à s’obscurcir dans l’entraînement de la lutte, et bientôt les principes ne

  1. Voyez le rapport du comte de Clermont-Tonnerre sur les vœux énoncés aux cahiers, 27 juillet 1789, et l’analyse de ces cahiers dans l’Histoire parlementaire de la Révolution, par MM. Roux et Buchez; tome Ier, pages 222-253.