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de chaque individu ; il n’est pas permis de refuser de l’apercevoir. C’est ici un fait comme tant d’autres : son existence nécessaire dispense d’en discuter la légitimité. Il se passe dans l’ordre intellectuel et moral quelque chose d’analogue à ce qui existe dans l’ordre politique. L’existence actuelle d’un gouvernement idéal et absolument parfait a toujours été à bon droit regardée comme chimérique, et cependant jamais un peuple n’a pu subsister un seul moment sans un système gouvernemental plus ou moins imparfait. De même, dans l’ordre de l’intelligence, la connaissance rigoureuse de l’ensemble des choses est inaccessible à l’esprit humain, et cependant chaque homme est forcé de se construire ou d’accepter tout fait un système complet, embrassant sa destinée et celle de l’univers.

Comment ce système doit-il être construit ? C’est la question de la méthode dans la science idéale. Nous allons rappeler quel procédé scientifique les hommes ont en général suivi jusqu’ici dans cette construction, puis nous dirons quelle est, à notre avis, la méthode qui résulte de l’état intellectuel présent et du développement acquis par les sciences positives.

Interrogeons les premiers philosophes : « Thalès regarde l’eau comme premier principe[1]. Anaximène et Diogène établissent que l’air est antérieur à l’eau et qu’il est le principe des corps simples. Hippase de Métaponte et Héraclite d’Éphèse admettent que le feu est le premier principe. Empédocle reconnaît quatre élémens, ajoutant la terre aux trois que nous avons nommés. Anaxagore de Clazomène prétend que le nombre des principes est infini. Presque toutes les choses formées de parties semblables ne sont sujettes à d’autre production, à d’autre destruction que l’agrégation ou la séparation ; en d’autres termes, elles ne naissent ni ne périssent, elles subsistent éternellement[2]. »

La plupart de ces systèmes ne sont pas fondés seulement sur la considération de la matière ; mais ils recourent en même temps à des notions morales et intellectuelles. Parménide invoque comme principe « l’Amour, le plus ancien des Dieux ; » Empédocle introduit « l’Amitié et la Discorde, » causes opposées des effets contraires, c’est-à-dire du bien et du mal, de l’ordre et du désordre, qui se trouvent dans la nature. Anaxagore recourt à « l’Intelligence » pour expliquer l’ordre universel, tout en préférant d’ordinaire rendre raison des phénomènes par « des airs, des éthers, des eaux et beaucoup d’autres choses déplacées, » au jugement de Platon[3].

  1. Métaphysique d’Aristote, livre Ier ; tome I, p. 14 et suiv., traduction de MM. Pierron et Zévort.
  2. C’est à peu près la doctrine des corps simples de la chimie moderne.
  3. Phédon, xcvii.