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restait encore de la douleur qu’elle avait ressentie il y a huit ans. Je dois avouer qu’elle ne chercha pas à réveiller dans mon cœur par des larmes ni par des reproches un amour d’autrefois. Je passai la nuit dans cette maison paisible, et je la quittai le lendemain au lever de l’aurore, le cœur si joyeux que je puis garder un souvenir heureux de ce coin de terre charmant. »

Le chevalier fut très ému à la lecture de ces pages et des beaux vers qui traduisaient si bien les propres inquiétudes de son cœur. Il n’avait ni le génie, ni la renommée, ni l’âge heureux du grand poète dont il venait de feuilleter la vie, et il pouvait craindre de rencontrer dans Mlle de Rosendorff les caprices enfantins, les séductions et les coquetteries cruelles de Lili, dont Frédérique avait la grâce, la position de fortune et le prestige. Quel malheur pour un homme de son caractère, s’il devenait le jouet d’une enfant, s’il se laissait prendre aux agaceries d’une jeune fille qui, par vanité ou par désœuvrement, pouvait avoir la velléité de s’égayer aux dépens d’un étranger dont sa tante et ses cousines s’étaient engouées ! N’est-il pas de la nature de la femme, et de la femme la plus innocente, d’aimer à exercer le pouvoir de ses charmes et de se plaire à constater aux yeux du monde la puissance de sa faiblesse ? Était-il certain de ne pas confondre l’intérêt bien naturel que devait lui inspirer une jeune personne intelligente et pleine d’attraits avec un sentiment plus sérieux ? Qu’y aurait-il d’étonnant si Frédérique, douée d’un instinct si précoce pour l’art et d’une imagination qui avait beaucoup d’analogie avec celle du chevalier, fût sensible aux intentions délicates qu’il avait pour elle, et qu’elle se montrât fière de la préférence qu’il lui accordait ? Le chevalier était-il assez peu maître de lui pour s’alarmer si fort de la fantaisie d’une jeune fille que la moindre diversion emporterait sans doute, et n’avait-il pas dans le cœur un sentiment profond qui devait le préserver d’une illusion ridicule ou d’une faiblesse coupable ? Ne pouvait-il accepter les prémices d’une âme tendre et poétique sans en perdre la raison, se réjouir d’un charmant reflet sans en être ébloui ? C’est ainsi que le chevalier cherchait tour à tour ou à s’exagérer les dangers d’une relation aimable dont le caractère ne lui était pas bien défini, ou à se raffermir dans l’idée consolante d’une affection douce qui pouvait charmer ses loisirs sans troubler son cœur.

— Chevalier, dit un jour Mme de Narbal, on donne après-demain le Freyschütz au théâtre de Manheim. Une nouvelle troupe de comédiens et de chanteurs, qu’on dit excellente, ouvre la saison par ce chef-d’œuvre, que je veux faire entendre de nouveau à mes nièces. M. Thibaut nous accompagne avec M. Rauch, et M. de Loewenfeld nous y invite à dîner. Vous serez des nôtres, et vous voudrez