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payait aucun. « Je ne connais rien, disait Cicéron, de plus pauvre que ce roi, de plus misérable que ce royaume. » On n’en put rien tirer. Quant à l’affaire de Salamine, elle fut tout d’abord plus grave. Brutus n’avait pas osé avouer dans le principe qu’il y fût directement intéressé, tant l’usure était énorme et les précédens scandaleux. Un certain Scaptius, ami de Brutus, avait prêté aux habitans de Salamine une forte somme à 4 pour 100 par mois. Comme ils ne pouvaient pas la rendre, il avait, selon l’usage, obtenu d’Appius, le prédécesseur de Cicéron, une compagnie de cavalerie, avec laquelle il avait tenu le sénat de Salamine si étroitement assiégé que cinq sénateurs étaient morts de faim. En apprenant cette conduite, Cicéron fut révolté et se hâta de rappeler ces soldats dont on avait fait un si mauvais usage, il ne croyait encore nuire qu’à un protégé de Brutus; mais à mesure que l’affaire prenait une plus mauvaise tournure, Brutus se découvrait davantage, afin que Cicéron mît plus de complaisance à l’arranger. Quand il vit qu’il n’y avait plus d’espoir d’être payé qu’avec de grandes réductions, il se fâcha tout à fait et se décida à faire connaître que Scaptius n’était qu’un prête-nom et qu’il était lui-même le véritable créancier des Salaminiens.

L’étonnement qu’éprouva Cicéron, quand il l’apprit, sera partagé par tout le monde, tant l’action de Brutus semble en désaccord avec toute sa conduite. Certes son désintéressement et sa probité ne peuvent pas être mis en doute. Quelques années auparavant, Caton venait de leur rendre un éclatant hommage, lorsque, ne sachant à qui se fier, car les hommes d’honneur étaient rares, même autour de lui, il l’avait chargé de recueillir et de porter à Rome le trésor du roi de Chypre. Soyons donc assurés que, si Brutus s’est conduit comme il l’a fait avec les Salaminiens, c’est qu’il a cru pouvoir le faire. Il a suivi l’exemple des autres, il a cédé à un préjugé qui était général autour de lui. Pour les Romains de cette époque, les provinces étaient encore des pays conquis. Il y avait trop peu de temps qu’on les avait soumises pour que le souvenir de leur défaite se fût effacé. On supposait qu’elles ne l’avaient pas oublié, ce qui entraînait à se méfier d’elles; en tout cas, on s’en souvenait, et l’on se croyait toujours armé contre elles de ce terrible droit de la guerre contre lequel personne n’a réclamé dans l’antiquité. Les biens du vaincu appartenant tous au vainqueur, loin de s’accuser de leur prendre ce qu’on leur enlevait, on croyait leur donner ce qu’on ne prenait pas, et peut-être au fond du cœur s’estimait-on généreux de leur laisser quelque chose. Les provinces étaient donc regardées comme les domaines et les propriétés du peuple romain (prœdia, agri fruçtuarii populi Romani), et on les traitait en conséquence. Quand on consentait à les ménager, ce n’était pas par pitié ou par