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caractères du génie et de la vie des anciens, l’étude des monumens figurés et des inscriptions, la comparaison des langues et des littératures les plus diverses, les voyages aux terres classiques. Replacés dans leur cadre, rattachés au milieu où ils se sont développés, au sol généreux qui les a enfantés et nourris de ses sucs puissans, les hommes extraordinaires qui faisaient à nos pères l’effet de fantômes gigantesques flottant dans les nuages reprennent corps, et, si l’on peut ainsi parler, ils posent désormais à terre. Moins éloignés du reste de l’humanité que ne se le figuraient autrefois leurs adorateurs un peu naïfs, ils nous intéressent davantage à mesure que nous comprenons mieux de quels germes ils sont nés et comment ils ont grandi, par quelles racines profondes ils tiennent à tout ce qui les entourait, quelle influence enfin ils exercèrent sur leurs contemporains, et quelle action ils eurent à leur tour sur leur pays et sur leur époque.

Dès que nous nous plaçons à ce point de vue, aussitôt apparaît la vanité de toutes ces règles mesquines, de toutes ces étroites classifications, où la sèche subtilité des commentateurs s’était avisée d’emprisonner l’ample et souple génie de la Grèce. L’antiquité grecque a été la richesse, parce qu’elle a été la liberté même. Chez elle, aucune imitation de littératures antérieures ou de modèles réputés classiques ne gênait la marche de la pensée, et ne dépouillait les sentimens naturels au cœur de l’homme de cette première fleur de naïveté qu’il leur est devenu parmi nous si difficile de retrouver. En Grèce, par un rare bonheur, les poétiques n’ont pas précédé la poésie ; tous les genres y sont nés, sans réflexion ni théories, du mouvement spontané de l’imagination, sincèrement émue par le spectacle du monde et les accidens de la vie.

C’est grâce à cette fortune que les Grecs, dans toutes les voies qu’il leur a été donné d’ouvrir, ont laissé à l’entrée du chemin des chefs-d’œuvre qui n’ont pas été et qui ne seront jamais sans doute surpassés. Prenons par exemple le drame. On a eu, depuis le commencement de l’âge moderne, à Paris ou à Londres, autant de génie qu’à Athènes : Corneille et Racine, tout amour-propre national à part, sont de la famille des Eschyle, des Sophocle et des Euripide, et quant à Shakspeare, je ne crois pas vraiment que jamais homme au monde ait été doué d’aussi puissantes facultés ; on a pu dire, sans exagération, qu’après Dieu c’est Shakspeare qui a le plus créé. Pourtant, pas plus dans nos tragédies françaises, qui se croient fidèles à la tradition de l’antiquité, que dans ces tragédies anglaises dont la capricieuse liberté effrayait le goût timide de nos pères, on ne retrouve cette juste proportion, cette simplicité aisée et noble, cet heureux accord du réel et de l’idéal, cette perfection soutenue en un mot, dont les tragiques grecs, et entre eux tous Sophocle, nous offrent l’unique et inimitable modèle. Il y a souvent dans notre théâtre disparate entre les sentimens exprimés par les personnages et le nom qu’ils portent, l’époque où se passe l’action ; les habitudes courtisanesques du temps ont contribué à introduire sur la scène une étiquette compassée et à donner au langage tragique une noblesse un peu gourmée qui refroidissent l’intérêt en éloignant les acteurs de la vie commune et en les faisant mouvoir dans une sphère trop différente de la nôtre. Quant à Shakspeare, il n’est pas besoin de rappeler qu’il manque souvent de goût, qu’il pèche parfois par l’emphase et la recherche,