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Hamlet. — Roi, père, souverain du Danemark, oh ! réponds-moi ! — Ne laisse point mon âme se briser dans l’ignorance ; mais dis, — pourquoi tes ossemens bénis, enclos dans le cercueil, — ont-ils rompu leurs liens ? Pourquoi le sépulcre — où nous t’avions vu enseveli en paix — a-t-il ouvert ses lourdes mâchoires de marbre — pour te rejeter sur la terre ? Qu’est-ce que cela peut signifier — que toi, cadavre inanimé, revêtant de nouveau l’acier de ton armure, — tu reviennes errer à la douteuse clarté de la lune, — imprimant à la nuit un cachet d’épouvante, et nous jetant, pauvres esprits faibles dont se joue la nature, — dans des angoisses de terreur qui ébranlent tout notre être, — dans des pensées qui dépassent de bien loin la portée de nos âmes ? » N’y a-t-il pas dans ces expressions une étrangeté et une grandeur qui pourraient paraître un peu outrées, reproche que l’on a souvent aussi adressé à Eschyle, si l’épouvante qui s’est emparée de l’esprit d’Hamlet, et qui a dû passer dans l’âme du spectateur, ne justifiait ce qu’il y a là d’apparente exagération ?

On trouverait même, si on y regardait de plus près, entre la forme d’Eschyle et celle de Shakspeare, des analogies de détail encore plus surprenantes. Il y a dans Shakspeare plus d’un passage qui ferait crier à la réminiscence et à l’imitation, si l’on ne savait que le poète anglais ignorait peut-être du poète grec jusqu’au nom, et en tout cas n’a jamais lu une ligne de ses œuvres. Tantôt c’est une simple figure que l’auteur moderne semble avoir empruntée à son devancier et qu’il transporte exactement dans sa langue ; tantôt c’est quelque trait frappant, quelque noble et rare image, qu’il développe comme lui et dans un sentiment pareil. Nous ne donnerons ici qu’un exemple de ces singulières correspondances ; on verra ainsi tout ce que pourrait contenir de rapprochemens imprévus et piquans une étude comparée du style de Shakspeare et de celui d’Eschyle.

Tout le monde connaît le célèbre passage de Macbeth, quand la reine, dans son sommeil que troublent les remords, se figure sentir sur ses mains la trace indélébile du sang qu’elle a versé. « Quoi ! toujours cette tache ? — Ne pourrai-je donc nettoyer ces mains ? Toujours l’odeur du sang ! Toute petite qu’est cette main, tous les parfums de l’Arabie ne pourront la désinfecter ! » Est-il rien qui soit plus voisin de ceci, comme pensée et comme expression, que cette belle strophe des Choéphores, ainsi traduite par M. Mesnard :

        Le sang qui veut être vengé,
    Le sang qu’a bu la terre nourricière
    Ne s’écoulera pas, à tout jamais figé.
    Ceux dont la main fut meurtrière
    Du malheur qu’ils ont mérité
Ne verront pas finir l’implacable supplice.
Si tu brises la fleur de la virginité,
        N’attends plus qu’elle refleurisse :
Ainsi de l’homicide ; il ne peut s’effacer.
        En vain, à torrens versant l’onde,
    Sur sa tache on ferait passer
    Le cours de tous les flots du monde.

Il n’est pas jusqu’à la mise en scène qui ne présente chez les deux poètes