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Les empereurs le comprirent bien, ils furent les mortels ennemis d’une science qui se permettait de limiter leur autorité. Avec l’histoire, qui rappelait des souvenirs fâcheux, elle leur fut bientôt suspecte; c’étaient, dit Tacite, deux noms déplaisans aux princes, ingrata principibus nomina.

Je n’ai pas à faire voir pourquoi tous les ouvrages de philosophie composés à la fin de la république ou sous l’empire ont une importance beaucoup plus grande que les livres que nous écrivons aujourd’hui sur les mêmes sujets : on l’a trop bien dit ici même[1] pour que j’aie à y revenir. Il est certain qu’en ce temps où la religion se bornait au culte, où ses livres ne contenaient que des recueils de formules et le détail minutieux des pratiques, et où elle ne se piquait d’apprendre à ses adeptes que la science de sacrifier selon les rites, la philosophie seule pouvait donner à toutes les âmes honnêtes et troublées, flottant sans direction et avides d’en trouver une, l’enseignement dont elles avaient besoin. Il faut donc ne pas oublier, quand on lit un livre de morale de cette époque, qu’il n’était pas seulement écrit pour les lettrés oisifs que charment les beaux discours, mais pour ceux que Lucrèce représente cherchant au hasard le chemin de la vie; il faut se dire qu’on a pratiqué ces préceptes, que ces théories sont devenues des règles de conduite, et que, pour ainsi parler, toute cette morale a vécu. Qu’on prenne par exemple la première Tusculane : Cicéron veut y prouver que la mort n’est pas un mal. Quel lieu-commun en apparence, et qu’il nous est difficile de ne pas regarder tous ces beaux développemens comme un exercice oratoire et une amplification d’école ! Il n’en est rien cependant, et la génération pour laquelle ils étaient écrits y trouvait autre chose. Elle les lisait à la veille des proscriptions pour retremper ses forces, et sortait de cette lecture plus ferme, plus résolue, mieux préparée à soutenir les grands malheurs qu’on prévoyait. Atticus lui-même, l’égoïste Atticus, si éloigné de risquer sa vie pour personne, y prenait une énergie inconnue. « Vous me dites, lui écrit Cicéron, que mes Tusculanes vous donnent du cœur : tant mieux. Il n’y a pas de ressource plus prompte et plus sûre contre les événemens que celle que j’indique. » Cette ressource, c’était la mort. Aussi que de gens en ont profité! Jamais on n’a vu un plus incroyable mépris de la vie, jamais la mort n’a moins fait de peur. Depuis Caton, le suicide devient une contagion, une frénésie. Les vaincus, Juba, Pétréius, Scipion, ne connaissent pas d’autre manière de se sauver du vainqueur. Latérensis se tue de regret, quand il voit son ami Lépide trahir la république; Scapula, qui ne peut plus résister dans Cordoue, fait construire un bûcher et se brûle vivant;

  1. Voyez l’étude de M. C. Martha sur les Satires de Perse, Revue des Deux Mondes 15 septembre 1863.