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Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 48.djvu/81

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seul conservait une sérénité éternelle qui impatientait un peu Cicéron. Chassé de Rome, menacé par les vétérans de César, il se consolait de tout en disant : « Il n’y a rien de mieux que de s’enfermer dans le souvenir de ses bonnes actions et de ne pas s’occuper des événemens ni des hommes. » Cette facilité à s’abstraire des choses extérieures et à vivre en soi-même est certainement une qualité précieuse pour un homme de réflexion et d’étude : c’est l’idéal que se propose un philosophe; mais n’est-elle pas un danger, une faute chez un homme d’action et un politique? Convient-il de se détacher de l’opinion des autres, quand le succès des choses qu’on entreprend dépend de l’opinion? Sous prétexte d’écouter sa conscience et de la suivre résolument, doit-on ne tenir aucun compte des circonstances et s’engager au hasard dans des aventures sans résultat? Enfin, en voulant se tenir en dehors de la foule et se préserver absolument de ses passions, ne risque-t-on pas de perdre le lien qui attache à elle et de devenir incapable de la conduire? Appien, dans le récit qu’il fait de la dernière campagne de l’armée républicaine, raconte que Brutus était toujours maître de lui, et qu’il se tenait presque en dehors des graves affaires qui se débattaient. Il aimait à causer et à lire ; il visitait en curieux les lieux qu’on traversait et faisait parler les gens du pays : c’était un philosophe au milieu des camps. Cassius au contraire, uniquement occupé de la guerre, ne se laissant jamais détourner ailleurs, et pour ainsi dire tendu tout entier vers ce but, ressemblait à un gladiateur qui combat. Je soupçonne que Brutus devait un peu dédaigner cette fiévreuse activité toute renfermée dans des soins vulgaires, et que ce rôle de gladiateur le faisait sourire. Il avait tort : c’est aux gladiateurs qu’appartient le succès dans les choses humaines, et l’on n’y réussit qu’en y mettant son âme tout entière. Quant à ces spéculatifs renfermés en eux-mêmes, qui veulent se tenir en dehors et au-dessus des passions du jour, ils étonnent la foule et ne l’entraînent pas; ils peuvent être des sages, ils font de mauvais chefs de parti.

Du reste il est bien possible que Brutus, livré à lui-même, n’aurait pas eu la pensée de devenir un chef de parti. Il n’était pas hostile au pouvoir nouveau, et César n’avait négligé aucune occasion de se l’attacher en lui accordant la grâce des pompéiens les plus compromis. De retour à Rome, il lui confia le gouvernement d’une des plus belles provinces de l’empire, la Gaule cisalpine. Vers le même temps, on apprit la ruine de l’armée républicaine à Thapsus et la mort de Caton. Brutus en fut sans doute fort attristé. Il écrivit lui-même et fit composer par Cicéron l’éloge de son oncle; mais on sait par Plutarque qu’il le blâmait de s’être soustrait à la clémence de César. Quand Marcellus, qui venait d’obtenir son pardon, fut assassiné près d’Athènes, quelques personnes affectèrent de croire et de dire que