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et tout fut dit pour moi. Telle est, comtesse, l’histoire d’une vie bien simple consacrée au culte d’un souvenir adoré. Le portrait que vous avez remarqué chez moi est celui de Beata,… le bon génie, l’ange de ma destinée !

— Ah ! chevalier, répondit Mme de Narbal après un court silence, vous m’avez rendue bien heureuse ! Merci, lui dit-elle en lui tendant la main avec une cordialité affectueuse ; puissiez-vous vous plaire longtemps parmi nous !

Mme Du Hautchet étant arrivée sur ces entrefaites : — Vous arrivez trop tard, ma voisine, lui dit la comtesse, et vous perdez beaucoup. Le chevalier nous a conté un beau roman comme on n’en fait plus guère.

Le récit du chevalier fit une grande impression sur les trois cousines. Frédérique surtout en fut émue jusqu’au fond de l’âme. Le noble étranger lui apparut dès lors sous un aspect nouveau. La fierté de son maintien, le silence qu’il se plaisait à garder, la réserve parfois extrême de ses manières, tout maintenant s’expliquait à son avantage et trouvait son excuse dans la grande infortune qui avait frappé sa jeunesse. Le portrait de Beata, qui l’avait tant préoccupée, n’éveillait plus dans son esprit de pénibles soupçons. L’image de cette femme qui avait exercé une influence si puissante sur un homme supérieur lui inspirait au contraire une sorte d’émulation généreuse. Loin que le chevalier lui parût ridicule ni même étrange d’avoir conservé pieusement et si avant dans la vie le souvenir d’un premier amour, Frédérique ne l’en trouvait que plus intéressant. Une tendre pitié s’éleva dans son cœur pour le noble Vénitien, un attrait indéfinissable s’attachait à la personne de cet homme qui la fascinait et la charmait tout à la fois. Elle aurait voulu pouvoir le consoler, le distraire au moins, fixer son attention sans détruire pourtant cette auréole de tristesse qui l’enveloppait comme d’un nuage d’or. Tous ces mouvemens instinctifs de Frédérique étaient d’une parfaite innocence d’intention. Elle ignorait la cause secrète du plaisir, du trouble délicieux qu’elle éprouvait auprès du chevalier, elle s’abreuvait à cette source de vie nouvelle sans en connaître ni en redouter l’ivresse. La contenance de Frédérique devint plus naturelle et plus aisée vis-à-vis du chevalier. Elle le recherchait plus volontiers sans craindre qu’on interprétât mal un désir que sa tante et ses cousines partageaient. Mme de Narbal laissait à sa fille et à ses nièces une liberté d’allure qui entrait dans ses vues sur l’éducation des femmes du monde, et qui ne pouvait avoir aucun inconvénient dans une grande maison bien ordonnée, où les choses de l’esprit tenaient une si grande place. Aussi Frédérique fut-elle plutôt encouragée que combattue dans les sentimens confus d’admiration