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soixante-onzième année, comptait autant de bâtards que d’années. — Mon père m’a souvent répété, disait-il pour excuse, que le meilleur moyen d’avoir de bons domestiques était de les faire soi-même. — A Dieu ne plaise que l’on puisse nous soupçonner de représenter de parti-pris la société créole sous un jour désavantageux ! Elle est ce que les circonstances l’ont faite. Il lui eût été difficile de se transformer en quelques années, et l’on aurait tort d’ailleurs de la juger sur le trait isolé que nous venons de signaler.

C’est dans les campagnes, loin des villes, qu’il faut aller chercher la vie coloniale, si l’on veut en saisir la physionomie vraiment originale. Un monde à part s’y révèle dès les premiers pas. En France, les nombreux villages qui servent de centres agricoles rappellent à l’esprit et le temps de la féodalité et l’obligation de se réunir en groupes pour se défendre pendant des siècles de barbarie. Il en fut autrement dans nos îles. La crainte des luttes intérieures ne tarda pas à disparaître avec les Caraïbes aborigènes, et, chaque colon pouvant librement s’établir et s’organiser sur le terrain qui lui était concédé, les rares villages qui se créèrent se virent en quelque sorte annulés d’avance. Presque en même temps l’esclavage vint donner une forme définitive à cette existence à la fois agricole et manufacturière. Bien que sur toute l’étendue de l’habitation (c’est le nom que l’on donnait à ces domaines, dont le possesseur s’appelait habitant) l’autorité du maître fût plus absolue que ne l’était au moyen âge celle du baron sur ses vassaux, ce n’était pas la féodalité, si hiérarchique au sein de ses désordres, mais plutôt une sorte d’autocratie patriarcale, dont nos sociétés européennes n’offraient aucun exemple, et qui, tantôt prônée avec excès, tantôt calomniée outre mesure, ne manquait pourtant ni de mérite propre ni d’une certaine grandeur. Un groupe de chaumières ou de cases à nègres éparpillées pêle-mêle entre des touffes de bananiers ; sur un plateau voisin, la maison principale ; plus bas, la sucrerie et les ateliers qui en dépendent ; tout autour, de vastes champs d’un vert pâle dominés par de puissantes montagnes chargées de forêts, tel est le tableau matériel de cette existence, tel est le coup d’œil général de la campagne de nos Antilles. Pénétrons dans une de ces habitations où s’élabore la fortune coloniale. L’hospitalité y est traditionnelle, et les révolutions ne changeront rien sous ce rapport.

Pour l’Européen habitué à voir l’agriculture, sinon dédaignée, du moins généralement abandonnée à des mains rustiques, ce sera une première surprise que de rencontrer un propriétaire scrupuleusement civilisé et d’une distinction, d’une urbanité de manières dont se préoccupent peu nos fermiers de la Beauce ou de la Brie. C’est que l’habitant est tout à la fois agriculteur, industriel et manufacturier.