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ménagerait mieux chaque péripétie, emploierait de moins naïfs subterfuges pour tenir la curiosité en éveil ; mais le plus habile ne saurait nous faire assister avec autant d’intérêt au développement hostile de ces deux natures profondément antipathiques, celle de Tito et celle de Romola. Pour les esprits sérieux, c’est là tout le livre. Le reste n’est que broderies savamment et trop minutieusement travaillées, hors-d’œuvre d’une recherche excessive, superfluités laborieuses qu’on peut admirer à froid en les détachant du sujet principal, mais qui très certainement auront dû nuire au succès d’un ouvrage d’ailleurs si bien conçu, si soigneusement et si passionnément exécuté.

Tito Melema, que nous avons laissé aux heureux débuts de sa carrière nouvelle, trouve bientôt à disposer avantageusement de ces pierres précieuses qui constituent les seules épaves de son naufrage. Ici commence pour le jeune Grec le conflit de ses intérêts et de sa conscience. En face de l’or qui vient de lui être compté, assis immobile, les pouces dans sa ceinture, il évoque l’image d’un malheureux qu’il sait captif aux mains des Turcs, ramant probablement à bord des galères ottomanes, et qui, l’adoptant jadis, devenu son protecteur, son précepteur, son père, doit naturellement compter sur une reconnaissance sans bornes. Cet homme a le droit de se dire que si Tito Melema, plus heureux que lui, n’est pas tombé aux mains des forbans, s’il a pu arriver en terre chrétienne avec les richesses cachées dont il était porteur, il doit infailliblement, et avant toutes choses, s’occuper de délivrer l’homme à qui ces richesses appartiennent. Toutefois, pour se soustraire aux charmes réunis de la molle existence que la faveur des grands commence à lui faire et de l’amour que Romola lui témoigne, il faudrait plus d’abnégation, de dévouement et de courage que n’en possède ce favori de la fortune. Dans l’espèce de compte en partie double qu’il ouvre aux bienfaits du passé, aux menaces de l’avenir, celles-ci l’emportent, et de beaucoup. Ne risque-t-il pas en effet, courant au secours de son père adoptif, de tomber comme lui dans les mains des infidèles, ou au moins d’être dépouillé sur la route et de se retrouver aux prises avec cette affreuse misère dont il a déjà expérimenté l’amertume ? Et puis est-il bien certain que Baldassare Calvo soit encore vivant ? N’est-il pas probable au contraire que les blessures qu’il a reçues, aggravées par les rigueurs de la captivité, l’ont déjà mis au tombeau ?… En échange de quelques jours disputés à l’agonie par un vieillard morose, faudrait-il exposer une jeunesse pleine de sève, un avenir chargé de promesses ? — Ainsi raisonne Tito, chassant obstinément les souvenirs et les remords importuns. Ce premier pas l’engage définitivement dans les voies de la dissimulation