Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 48.djvu/970

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

au fond de son logis l’image en pied de l’illustre frate. C’est au seuil de cette espèce de chapelle que, dans le cours d’une leçon donnée au jeune Lillo, le fils aîné de Tessa, elle est amenée à lui parler tour à tour, voulant l’éclairer sur ses chances d’avenir, de deux destinées bien différentes : celle du savant Bardo, mort obscur et pauvre ; celle de Savonarole, expiant sa grandeur par un ignominieux trépas. Inquiète pour cet enfant dont elle cultive l’intelligence et à qui elle voudrait rendre familières les plus hautes visées, les plus nobles aspirations de l’âme, elle l’entretient à mots couverts et en ces termes d’un troisième personnage dont il ne saura jamais le nom :


« Il est un homme, Lillo, près duquel j’ai vécu de manière à le bien connaître : séduisant par son esprit, par sa beauté, par ses dehors flatteurs et ses manières courtoises, il captait à peu près tous les suffrages. Je crois bien qu’à l’époque où je le vis pour la première fois, aucune pensée basse ou cruelle n’avait flétri la jeunesse de son cœur ; mais pour avoir tenté de se dérober à tout ce que la vie a de pénible, pour n’avoir voulu sauvegarder ici-bas que les intérêts de son égoïsme, il fut amené finalement à commettre quelques-unes de ces actions qui condamnent un homme à l’infamie. Il désavoua son père et l’abandonna au sort le plus misérable ; il trompa tous ceux qui s’étaient fiés à lui, et cela pour vivre en paix, pour devenir riche et prospère… Le malheur n’en est pas moins venu le frapper, et quand les coups du malheur tombent sur un homme ainsi avili à ses propres yeux, il n’est pas de baume pour les blessures qu’ils y laissent… » Romola s’interrompit de nouveau. Sa voix était émue, et Lillo écoutait ces graves paroles avec un étonnement mêlé de quelque terreur… — Une autre fois, mon Lillo ! reprit-elle,… je te dirai le reste une autre fois… »


Ainsi s’achève ce récit, empreint jusqu’au bout d’une sorte de piétisme philosophique enté sur un fonds de religiosité protestante : œuvre de forte volonté, d’obstination studieuse, dont l’analyse mieux que la discussion pouvait faire ressortir les beautés et les défauts. On se prend à regretter, après l’avoir ainsi étudiée, que George Eliot n’ait pas mieux apprécié, n’ait peut-être même pas connu cet autre peintre des mœurs italiennes du moyen âge qui se cachait sous le pseudonyme de Frédéric Stendhal. Elle aurait appris de lui à condenser son action, à ne pas l’encombrer de détails oiseux et de personnages insignifians ; il l’aurait sans doute dégoûtée des dialogues indéfiniment prolongés où l’érudition de l’auteur se donne carrière aux dépens de la vraisemblance outragée, de l’intérêt suspendu ; il lui eût surtout appris à exprimer nettement, à mettre en relief les dons particuliers du génie italien, ce mélange de vues sérieuses et de caprices puérils, de passion et de timidité, de candeur et de ruse, qu’il avait décomposé mieux que personne, non